Rapport d'enquête aéronautique A95A0046

Risque de collision
entre le Lockheed L1011 N740DA
de Delta Air Lines et
le Boeing 747 G-AWNH de British Airways
au-dessus de l'Atlantique Nord

Le Bureau de la sécurité des transports du Canada (BST) a enquêté sur cet événement dans le but de promouvoir la sécurité des transports. Le Bureau n’est pas habilité à attribuer ni à déterminer les responsabilités civiles ou pénales. Le présent rapport n’est pas créé pour être utilisé dans le contexte d’une procédure judiciaire, disciplinaire ou autre. Voir Propriété et utilisation du contenu.

Table des matières

    Résumé

    Le Boeing 747 du vol 92 X-ray de British Airways (BAW92X) volait vers l'est en direction de Londres, en Angleterre, et empruntait la route Atlantique Nord (NAT) Bravo au niveau de vol 330 (FL330). À 19 h 26, temps universel coordonné (UTC), l'équipage de BAW92X a signalé qu'il survolait St. Anthony (Terre-Neuve) et a ajouté qu'il prévoyait atteindre le point de compte rendu géographique situé à 53°00′ de latitude Nord et 50°00′ de longitude Ouest (50W) à 19 h 50 UTC; puis, conformément aux instructions, il a quitté la fréquence du centre de contrôle régional (ACC) de Gander.

    Le Lockheed L1011 du vol 49 de Delta Air Lines (DAL49) volait vers l'ouest sur la route NAT Bravo en direction de Cincinnati (Ohio) aux États-Unis et se trouvait aussi au FL 330. À 19 h 36 UTC, DAL49 a survolé le point 50W. L'équipage a appelé l'ACC de Gander à 19 h 42 UTC, et il a demandé à ce moment-là à monter au FL 350, ce qu'on lui a accordé. Vers 19 h 44 UTC, à 225 milles marins au nord-est de Gander, DAL49 est passé à quelque 1 800 pieds au-dessus de BAW92X et à un mille au sud, l'espacement vertical obligatoire étant de 2 000 pieds. Personne n'a été blessé.

    Le Bureau a déterminé que les contrôleurs n'avaient pas détecté le conflit entre DAL49 et BAW92X avant l'incident. La perte d'une vue d'ensemble de la situation due à un certain laisser- aller ainsi qu'un manque de vigilance de la part des contrôleurs pendant une période de faible trafic font partie des facteurs contributifs à cet incident.

    1.0 Renseignements de base

    1.1 Déroulement du vol

    À 19 h 26, temps universel coordonné (UTC)Note de bas de page 1, le Boeing 747 du vol 92 X-ray de British Airways (BAW92X)Note de bas de page 2 qui se dirigeait vers l'est en direction de Londres, en Angleterre, par la route Atlantique Nord (NAT) Bravo, a survolé St. Anthony (Terre-Neuve) au niveau de vol 330 (FL 330). L'équipage a appelé le centre de contrôle régional (ACC) de Gander pour transmettre le compte rendu de position et a ajouté qu'il prévoyait atteindre le point de compte rendu géographique situé à 53°00′ de latitude Nord et 50°00′ de longitude Ouest (50W) à 19 h 50 UTC. L'ACC de Gander a accusé réception de l'heure estimée et, à 19 h 26 min 35 s, il a demandé à l'équipage de passer sur une autre fréquence.

    Le Lockheed L1011 du vol 49 de Delta Air Lines (DAL49), qui volait vers l'ouest au FL 330 sur la route NAT Bravo en direction de Cincinnati (Ohio) aux États-Unis, a survolé le point 50W à 19 h 36. L'équipage de DAL49 a appelé l'ACC de Gander pour la première fois à 19 h 42. L'équipage a demandé à monter au FL 350, ce qu'on lui a accordé.

    Le premier officier de DAL49 était en train de programmer la nouvelle altitude dans le calculateur de navigation verticale de l'avion quand il a remarqué que le système anticollision (TCAS/ACAS) indiquait un conflit avec un appareil volant en sens inverse et se trouvant à 30 milles. L'équipage a accéléré la montée dans le but d'éviter cet appareil.

    DAL49 est passé à quelque 1 800 pieds au-dessus de BAW92X et à un mille au sud, l'espacement vertical obligatoire étant de 2 000 pieds. Les deux avions se rapprochaient à une vitesse combinée de 980 noeuds, ce qui veut dire qu'à 30 milles ils se trouvaient à moins de deux minutes l'un de l'autre. L'incident s'est produit de jour, vers 19 h 44, par 52°25′ de latitude Nord et 52°40′ de longitude Ouest (voir l'annexe A).

    1.2 Victimes

    1.2.1 Lockheed L1011 de Delta Air Lines N740DA

    Équipage Passagers Tiers Total
    Tués - - - -
    Blessés graves - - - -
    Blessés légers/ indemnes 14 247 - 261
    Total 14 247 - 261

    1.2.2 Boeing 747 de British Airways G-AWNH

    Équipage Passagers Tiers Total
    Tués - - - -
    Blessés graves - - - -
    Blessés légers/ indemnes 19 192 - 211
    Total 19 192 - 211

    1.3 Dommages aux aéronefs

    Aucun des aéronefs n'a été endommagé.

    1.4 Autres dommages

    Aucun.

    1.5 Renseignements sur le personnel

    1.5.1 Contrôleurs de la circulation aérienne

    Poste du contrôleur Contrôleur océanique Contrôleur de l'espace aérien intérieur supérieur
    Âge 43 ans 30 ans
    Licence IFR IFR
    Date d'expiration du certificat de validation 1er août 1995 1er février 1996
    Expérience
    en qualité de contrôleur 16 ans 5 ans
    en qualité de contrôleur IFR 16 ans 5 ans
    dans l'unité actuelle 16 ans 5 ans
    Nombre d'heures de service avant l'événement 7 8
    Nombre d'heures libres avant la prise de service 9 8

    1.6 Renseignements sur les aéronefs

    Sans objet.

    1.7 Renseignements météorologiques

    Au moment de l'incident, les deux avions évoluaient selon les règles de vol aux instruments (IFR) dans des conditions météorologiques de vol à vue (VMC). L'équipage de DAL49 avait établi le contact visuel avec BAW92X quand ce dernier est passé au-dessous de lui.

    1.8 Aides à la navigation

    Aucune anomalie touchant les aides à la navigation utilisées par les avions concernés ni aucune anomalie touchant l'équipement utilisé par les contrôleurs de l'ACC de Gander n'a été signalée.

    1.9 Télécommunications

    Les communications entre l'ACC de Gander et les avions ont été normales, que ce soit avant, pendant ou après l'incident.

    1.10 Routes Atlantique Nord

    Le contrôle de la circulation aérienne au-dessus de l'océan Atlantique Nord est essentiellement assuré à partir de Gander (Terre-Neuve) et de Prestwick (Écosse). Gander a la responsabilitéé première de planifier l'écoulement du trafic vers l'est, lequel prédomine de nuit entre 23 h et 5 h UTC, Prestwick ayant la même responsabilitéé pour l'écoulement du trafic vers l'ouest, lequel prédomine de jour entre 10 h et 21 h UTC.

    Des routes et des altitudes distinctes sont prévues pour faciliter l'écoulement du trafic durant les périodes de pointe. Sur ces routes transocéaniques, à l'est de la longitude de 50W et jusqu'à la latitude de 52N, la détection des conflits est assurée par le Système automatisé des Services de la circulation aérienne de Gander (GAATS). Grâce au GAATS, le planificateur est alerté de tout conflit avec un autre avion transocéanique dès que le plan de vol d'un appareil est entré dans l'ordinateur. Dans l'espace aérien intérieur, il incombe au contrôleur de détecter les conflits en s'aidant du radar, des fiches de progression de vol et des comptes rendus de position des pilotes.

    L'incident s'est produit dans une petite partie de l'espace aérien intérieur qui échappe à la couverture radar; le contrôleur doit donc se fier aux renseignements inscrits sur les fiches de progression de vol pour assurer l'espacement.

    Il arrive à l'occasion que l'espace aérien intérieur de Gander voie transiter 400 avions pendant les quatre heures de pointe de la circulation vers l'est ou vers l'ouest. Durant les périodes de passage des routes de jour à celles de nuit, le volume de la circulation et la charge de travail des contrôleurs sont considérablement réduits. En général, cette variation quotidienne du volume de la circulation est uniforme, et les contrôleurs peuvent donc la prévoir.

    1.11 Fiches de progression de vol

    La façon la plus élémentaire d'assurer le contrôle de la circulation aérienne consiste à surveiller un tableau de données de vol composé de fiches de progression de vol, chaque fiche de papier indiquant les données de vol d'un avion. Le contrôleur met manuellement ces données à jour à partir des comptes rendus de position transmis par les avions. Les fiches de progression de vol sont placées dans divers râteliers identifiés par des indicatifs de point de repère correspondant à la position géographique d'un point de navigation. La fiche de progression de vol décrivant l'itinéraire et l'altitude d'un avion est placée sous l'indicatif du point de repère représentant le mieux la position géographique de l'avion, ce qui permet une meilleure identification et une meilleure évaluation des conflits potentiels entre avions.

    À l'ACC de Gander, les fiches de progression de vol des avions se dirigeant vers l'ouest sont imprimées en rouge, tandis que celles des appareils allant vers l'est sont imprimées en noir. Depuis quelque temps déjà avant l'incident, il n'y avait que deux fiches de progression de vol sous l'indicatif du point de repère de St. Anthony. L'une de ces fiches concernait DAL49 qui se dirigeait vers l'ouest au FL 330, l'autre étant celle de BAW92X qui se dirigeait vers l'est, lui aussi au FL 330.

    L'appendice 2 du Manuel d'exploitation ATC (MANOPS) détaille la façon de rédiger les fiches de progression de vol des appareils IFR. La section 1.1.8 précise la manière dont le contrôleur doit examiner régulièrement le tableau des données de contrôle :

    L'exploration visuelle du tableau des données de contrôle doit s'effectuer comme suit :

    1. examinez chaque râtelier individuellement plutôt que de parcourir l'ensemble du tableau;
    2. dans chaque râtelier, examinez les cases d'altitude afin de vérifier l'espacement vertical;
    3. lorsque plusieurs aéronefs sont à la même altitude, vérifiez les fiches pour assurer l'existence d'un autre mode d'espacement IFR;
    4. suivez chaque vol qui traverse le secteur pour éviter les situations de routes conflictuelles, convergentes ou sécantes, pour assurer la cohérence en matière d'altitudes et d'estimées et pour vérifier la bonne présentation de l'information et la disposition ordonnée des fiches.

    1.12 Détection du conflit entre les avions

    À quatre occasions, des contrôleurs de l'ACC de Gander auraient pu détecter le conflit qui se préparait entre DAL49 et BAW92X.

    Pour assurer un espacement approprié entre les aéronefs, les contrôleurs disposent de procédures, de normes, de directives et de listes de vérifications. Dans le présent cas, la norme d'espacement vertical à utiliser entre les avions aurait dû être de 2 000 pieds. Au moment de l'incident, le nombre de personnes au travail à l'ACC de Gander était conforme aux normes de l'unité.

    1.12.1 Contrôleur chargé de la planification océanique

    La première occasion de détecter le conflit s'est produite lorsque le planificateur chargé de la circulation océanique a reçu l'altitude demandée pour BAW92X, à savoir le FL 330. Il a coordonné cette altitude avec le centre de Prestwick et a entré le renseignement dans le GAATS. Si le GAATS n'a indiqué aucun conflit entre BAW92X et DAL49, c'est parce que l'heure d'arrivée prévue (ETA) de DAL49 à 50W était inférieure à l'ETA de BAW92X à 50W, c'est-à-dire que DAL49 devait arriver à 50W avant BAW92X. Le planificateur n'a pas vérifié auprès du contrôleur océanique de Gander si le FL 330 de BAW92X posait ou non des problèmes car il a vu que ce contrôleur était occupé avec un stagiaire. Le planificateur a vérifié lui-même le tableau des données océaniques et, bien que celles-ci montraient une situation conflictuelle avec DAL49 déjà au FL 330, il ne s'est pas rendu compte de la situation. Il est retourné à son poste, et la fiche de progression de vol de BAW92X a été préparée à 19 h 1.

    1.12.2 Contrôleur de l'espace aérien intérieur supérieur

    La deuxième occasion de détecter le conflit a eu lieu quand le contrôleur de l'espace aérien intérieur supérieur de Gander a reçu vers 18 h 45 la fiche de progression de vol de BAW92X imprimée en noir et l'a placée sur son tableau de données de contrôle, sous l'indicatif du point de repère de St. Anthony, en compagnie de la fiche de progression de DAL49 imprimée en rouge. Il n'a pas détecté le conflit quand il a fait une exploration visuelle ordinaire du tableau des données de contrôle avant d'être relevé du secteur.

    1.12.3 Contrôleur et stagiaire de l'espace aérien intérieur supérieur

    La troisième occasion de détecter le conflit s'est présentée lorsque le contrôleur radar de l'espace aérien intérieur supérieur a été relevé vers 19 h 15 par un instructeur en cours d'emploi (ICE) et un stagiaire qui ont pris place au poste de contrôle intérieur supérieur. Les contrôleurs qui allaient prendre la relève ont suivi la procédure normalisée de l'ACC de Gander, laquelle consiste à d'abord se placer derrière le poste de contrôle pour observer la situation. Ensuite, les contrôleurs qui allaient prendre la relève ont reçu un exposé, et le contrôleur en poste a vérifié le tableau des données. Cet exposé est censé se faire à partir d'une liste de vérifications écrite qui comprend les réservations d'altitude, les problèmes d'espacement à résoudre, les conflits et les mesures de contrôle à prendre immédiatement. Ensuite, le contrôleur qui prend la relève prend place au secteur de contrôle tandis que le contrôleur qui vient d'être relevé reste debout derrière et observe la situation jusqu'à ce que le contrôleur qui vient de prendre la relève se soit acclimaté au secteur.

    Les contrôleurs considèrent l'exposé sur la situation du secteur comme une mesure pleine de bon sens et, d'après eux, les listes de vérifications écrites disparaissent des postes de contrôle au bout de quelques jours ou de quelques semaines. Dans le cas présent, les contrôleurs qui prenaient la relève ont déclaré qu'ils avaient observé la situation du secteur et qu'ils avaient reçu un exposé, puis que le contrôleur qu'ils venaient de relever était resté quelques instants en arrière d'eux. Le conflit entre BAW92X et DAL49, dont les fiches de progression de vol étaient les deux seules sous l'indicatif du point de repère de St. Anthony, n'a pas été détecté à ce moment-là. Les contrôleurs ont déclaré que l'exposé avait insisté sur le fait que la majorité des avions empruntaient les routes situées dans la partie sud de l'espace aérien de la région de Gander. À l'écran radar du secteur, les avions se trouvaient essentiellement sur les routes de la partie sud plutôt que nord de l'espace aérien.

    D'après l'ICE, le stagiaire s'est assis au poste de contrôle de l'espace aérien intérieur supérieur après avoir reçu l'exposé, puis l'ICE l'a vu faire une vérification du tableau des données; l'ICE a également parcouru des yeux le tableau des données. Avant l'incident, le stagiaire avait la responsabilitéé de cinq ou six appareils à la fois en transit dans son secteur. Un tel volume de circulation a été qualifié de léger à modéré. Un examen de l'enregistrement audio du secteur couvrant les 30 minutes ayant précédé l'incident a montré qu'il y avait eu neuf avions sur la fréquence et que, juste avant les faits, il s'était écoulé presque sept minutes sans message radio.

    À 19 h 26, BAW92X a contacté le stagiaire de l'ACC de Gander pour faire un compte rendu de position à la verticale de St. Anthony. Le stagiaire avait déjà marqué la fiche de progression de vol de BAW92X quand il avait accepté le transfert radar du secteur ouest et, neuf minutes plus tard, il a inscrit le compte rendu de progression de l'avion sur la fiche de progression de vol. L'équipage a signalé qu'il maintenait le FL 330, et le stagiaire a demandé au pilote de contacter Gander Radio dans 100 milles. Le stagiaire n'a pas détecté le conflit entre les deux fiches placées sous l'indicatif du point de repère de St. Anthony, la fiche rouge de DAL49 et la fiche noire de BAW92X indiquant toutes les deux la même altitude.

    À 19 h 42, DAL49 a contacté le stagiaire de l'ACC de Gander et a signalé qu'il se trouvait au FL 330 et qu'il prévoyait atteindre St. Anthony à 20 h 19. Le stagiaire a donné à l'avion une autorisation intérieure et a demandé au pilote de DAL49 quelle altitude il souhaitait avoir. C'est à ce moment-là que les contrôleurs se sont rendu compte que DAL49 et BAW92X se trouvaient tous les deux au FL 330 sur la même route et qu'il y avait un risque de conflit. Après avoir obtenu confirmation que DAL49 se trouvait bien au FL 330, le stagiaire a autorisé l'avion à monter au FL 350. Dans l'autorisation transmise à DAL49, il n'y a eu aucune instruction demandant une montée rapide ni aucun renseignement consultatif signalant la position de BAW92X.

    1.12.4 Contrôleur océanique

    La quatrième occasion de détecter le conflit s'est produite lorsqu'un contrôleur océanique a relevé vers 19 h 5 le premier contrôleur océanique et son stagiaire au secteur océanique. Quand le contrôleur qui prenait la relève a vérifié son tableau de données, il n'a pas remarqué que les fiches de progression de vol de DAL49 et de BAW92X indiquaient que les avions se trouvaient à la même altitude et sur la même route tout en volant en sens inverse.

    Vers 19 h 15, une nouvelle fiche a été préparée pour BAW92X afin de signaler un changement de vitesse, l'itinéraire restant le même. Le contrôleur océanique a reçu cette nouvelle fiche de BAW92X et l'a comparée à celle qui se trouvait déjà sur son tableau. Une fois encore, il n'a pas détecté le conflit avec DAL49. De plus, le contrôleur océanique n'a pas détecté le conflit quand il a fait ses explorations visuelles ordinaires du tableau des données.

    1.13 Vue d'ensemble des contrôleurs

    Des études ont montré que les contrôleurs se font une image mentale de la circulation aérienne qui les aide à conceptualiser et à prédire les mouvements d'aéronefs. Pour former cette image, ils consultent les écrans radar, les comptes rendus de position des aéronefs et les fiches de progression de vol. Pour que les contrôleurs gardent une vue d'ensemble de la situation et puissent ainsi assurer un contrôle efficace de la circulation aérienne, il leur faut absolument conserver cette image.

    David Hopkin, dans son livre Situational Awareness in Complex Systems publié en 1994 chez Embry-Riddle Aeronautical University Press, fait les remarques suivantes quant à la notion de vue d'ensemble en matière de contrôle de la circulation aérienne :

    La vue d'ensemble de la situation risque de créer des habitudes, elle peut entraîner une certaine réticence à accepter de nouvelles données qui viennent contredire celles déjà connues, elle peut être partiale dans le choix des éléments qui la concerne et elle peut être influencée, et même fortement, par les souvenirs qui, une fois qu'ils ont réapparu, peuvent être considérés comme plus pertinents qu'ils ne le sont réellement.

    Toutes les grandes formes d'aide informatisée proposées aux contrôleurs de la circulation aérienne dans l'exécution de leur travail, et toutes les formes envisagées d'automatisation du contrôle de la circulation aérienne qui devraient avoir des conséquences pour le contrôleur, doivent avoir une influence sur la vue d'ensemble de la situation. La raison tient au fait que toutes les aides demandent un nouvel apprentissage d'une forme ou d'une autre et que cette vue d'ensemble est fonction de l'apprentissage. Les inquiétudes exprimées quant à certaines des conséquences que pourrait avoir une automatisation plus poussée du contrôle de la circulation aérienne sur la vue d'ensemble de la situation, comme une plus forte propension du contrôleur à perdre l'image ou sa moins bonne compréhension de l'image, semblent quelque peu justifiées.

    1.14 Vigilance des contrôleurs

    En 1990, après l'enquête spéciale sur les services de contrôle de la circulation aérienne, le Bureau canadien de la sécurité aérienne (BCSA) a déclaré que l'inattention et le manque de vigilance semblaient faire partie des facteurs contributifs dans quelque 50 % de tous les incidents ATS, et que des erreurs de ce type survenaient souvent dans des périodes où la circulation était faible et peu complexe. Le laisser-aller et l'ennui ont été cités comme les causes pouvant contribuer à la fréquence des incidents attribuables à l'inattention.

    2.0 Analyse

    2.1 Généralités

    Soixante minutes se sont écoulées entre le moment où le planificateur océanique a déterminé que le FL 330 était une bonne altitude pour BAW92X et le moment de l'incident. Le conflit aurait pu être détecté et réglé à quatre occasions par des contrôleurs. En général, l'espacement des aéronefs, la détection des conflits ainsi que leur résolution sont des tâches qui se font quasi automatiquement, quel que soit le volume du trafic.

    2.2 Volume du trafic

    En fin d'après-midi, la circulation qui suit normalement le flot quotidien d'appareils vers l'ouest est à son plus faible, le changement de direction de la majorité des aéronefs devant avoir lieu dans les prochaines heures, et c'est également le moment où les contrôleurs des équipes de soirée viennent prendre la relève. Les contrôleurs qui arrivent à leurs postes s'attendent à rencontrer peu de problèmes, sachant que le gros de la circulation va arriver un peu plus tard en soirée. Les contrôleurs qui arrivent s'attendent à ce que les contrôleurs qui vont être relevés aient déjà réglé tous les conflits potentiels ou à ce qu'ils leur montrent les conflits non encore résolus afin qu'ils puissent en prendre connaissance sans tarder.

    Compte tenu des conditions qui prévalent généralement, les premières heures de travail du quart de soirée sont les moins exigeantes de toutes. Cette situation bien établie peut donner naissance à un certain laisser-aller susceptible d'entraîner un manque de vigilance, lequel risque de faire perdre au contrôleur toute vue d'ensemble de la situation.

    2.3 Détection du conflit entre les aéronefs

    2.3.1 Planificateur océanique

    Si le planificateur océanique avait vérifié correctement le tableau des données océaniques, il aurait pu se rendre compte que DAL49 survolait déjà l'océan au FL 330. Dans une telle éventualité, il n'aurait pas prévu de donner la même altitude à BAW92X. Plutôt que de vérifier lui-même le tableau des données océaniques, le planificateur océanique aurait mieux fait d'interrompre le contrôleur océanique et son stagiaire, ou d'attendre un moment propice, pour discuter de l'altitude de BAW92X avec lui. Le contrôleur océanique, mieux au courant des aéronefs présents dans son secteur, aurait peut-être pu détecter le conflit plus facilement que le planificateur.

    2.3.2 Contrôleur de l'espace aérien intérieur supérieur

    Le contrôleur de l'espace aérien intérieur supérieur a reçu la fiche de progression de vol de BAW92X et il l'a placée avec celle de DAL49 sur son tableau de données, mais il ne s'est pas rendu compte que les deux avions étaient à la même altitude. Il n'a pas détecté le conflit pendant que les deux fiches étaient sur le tableau des données de son secteur. Comme les deux fiches de couleur différente étaient les deux seules placées sous l'indicatif du point de repère de St. Anthony, il y a tout lieu de croire que les explorations visuelles ordinaires du tableau des données faites par le contrôleur de l'espace aérien intérieur supérieur n'ont pas été efficaces.

    2.3.3 ICE et stagiaire de l'espace aérien intérieur supérieur

    Les contrôleurs ont déclaré qu'un exposé a été fait lorsque l'ICE et le stagiaire ont relevé le premier contrôleur de l'espace aérien supérieur, mais cet exposé ne faisait pas mention du conflit entre DAL49 et BAW92X. Les vérifications du tableau des données effectuées par l'ICE et par le stagiaire n'ont pas été efficaces puisqu'elles n'ont pas permis de détecter le conflit à ce moment- là.

    Le stagiaire avait une fausse image mentale de la circulation et ne possédait pas une bonne vue d'ensemble de la situation, comme en témoigne le fait qu'il a inscrit deux fois les renseignements touchant la progression du vol BAW92X sur la fiche imprimée en noir et qu'il n'a pas détecté le conflit alors que la fiche imprimée en rouge de DAL49 était la seule autre à se trouver sous l'indicatif du point de repère de St. Anthony.

    La partie de l'espace aérien supérieur dans laquelle s'est produit l'incident échappe à la couverture radar. Même si cette couverture avait été disponible dans cette région, il est tout de même peu probable que les contrôleurs auraient détecté le conflit puisque leur écran radar était centré de façon à montrer les avions empruntant les routes de la partie sud de l'espace aérien.

    Lorsque les contrôleurs ont détecté le conflit entre les avions, ils ont autorisé DAL49 à monter, mais sans demander au pilote de faire une montée rapide, et ils n'ont donné aucun renseignement consultatif quant à la position de BAW92X. Il se peut que la véritable image de la circulation aérienne ait dévié à un point tel que la représentation mentale qu'ils en avaient déjà les ait amenés à ne pas donner les instructions les plus pertinentes à DAL49.

    2.3.4 Contrôleur océanique

    Si le contrôleur ayant pris la relève au secteur océanique avant les faits avait vérifié correctement le tableau des données, il aurait détecté le conflit entre les avions. Lorsque le contrôleur océanique a reçu la deuxième fiche de progression de vol de BAW92X indiquant une nouvelle vitesse, il a vu qu'il ne s'agissait pas d'un changement de trajectoire, il a tenu pour acquis que l'itinéraire de l'avion était déjà libre de tout conflit avec d'autres appareils, et il n'a pas comparé la fiche aux autres qui se trouvaient sur le tableau des données océaniques. De plus, le contrôleur océanique n'a pas détecté le conflit pendant ses explorations visuelles ordinaires du tableau des données océaniques.

    2.4 Vue d'ensemble des contrôleurs

    Si les contrôleurs n'ont pas su garder une vue d'ensemble de la situation, c'est probablement parce qu'ils ont laissé s'installer un certain laisser-aller pendant une période où le trafic était faible. Le fait de s'en remettre aux systèmes automatisés, comme le GAATS, et aux autres contrôleurs pour détecter les conflits potentiels entre les avions a contribué à l'apparition de ce laisser-aller. Ce relâchement a conduit à un manque de vigilance et à un moins bon respect des procédures et des listes de vérifications existantes. Quand un conflit entre des avions prend naissance en période de faible trafic, comme c'est le cas ici, les chances qu'il soit détecté sont moindres que s'il se produisait en période de pointe.

    Si les contrôleurs avaient respecté les procédures établies et s'ils avaient utilisé les listes de vérifications écrites, ils auraient probablement détecté et réglé le conflit plus tôt, ce qui aurait réduit les risques de collision.

    2.5 Système anticollision embarqué (TCAS/ACAS)

    L'équipage de DAL49 a décidé de monter rapidement au FL 350 parce que le premier officier a remarqué sur le TCAS/ACAS qu'un aéronef se trouvait à 30 milles et qu'il se dirigeait vers lui. Cette décision a été prise uniquement en fonction des renseignements fournis par le TCAS/ACAS. Résultat : un des avions est passé à 1 800 pieds au-dessus de l'autre. Si l'équipage de DAL49 n'avait pas reçu l'instruction de l'ATC de faire une montée rapide et s'il n'avait pas disposé de l'information que lui a fourni le TCAS/ACAS, il aurait fait une montée plus lente en route, et les deux avions se seraient croisés avec un espacement vertical plus faible.

    3.0 Faits établis

    1. Les contrôleurs concernés possédaient les licences et les qualifications nécessaires pour effectuer leur travail.
    2. Tout l'équipement à la disposition des contrôleurs était utilisable et a été utilisé correctement.
    3. Le nombre de personnes au travail au centre de contrôle régional de Gander respectait les normes de l'unité.
    4. Selon les estimations, le trafic était léger à modéré et d'une complexité normale.
    5. Le planificateur océanique n'a pas détecté le conflit avec DAL49 quand il a planifié l'altitude de BAW92X.
    6. Le premier contrôleur de l'espace aérien intérieur supérieur en poste au secteur n'a pas détecté le conflit entre les deux avions.
    7. L'ICE et le stagiaire au poste radar de l'espace aérien intérieur supérieur qui ont pris la relève au secteur n'ont pas détecté le conflit entre les deux avions.
    8. Le contrôleur océanique qui était en poste au secteur océanique avant l'incident n'a pas détecté le conflit entre les deux avions.
    9. Une fois le risque de collision détecté, DAL49 n'a pas reçu l'instruction de faire une montée rapide au FL 350, et aucune information de trafic ne lui a été transmise.
    10. L'équipage de DAL49 a décidé de faire une montée rapide parce que son TCAS/ACAS lui signalait qu'un aéronef se dirigeait vers lui.
    11. DAL49 est passé à 1 800 pieds au-dessus de BAW92X et à un mille au sud de lui.
    12. Les procédures et les listes de vérifications existantes portant sur les explorations visuelles des tableaux des données de vol et sur les exposés aux secteurs n'ont pas été suivies rigoureusement.

    3.1 Causes et facteurs contributifs

    Les contrôleurs n'ont pas détecté le conflit entre DAL49 et BAW92X avant l'incident. La perte d'une vue d'ensemble de la situation due à un certain laisser-aller ainsi qu'un manque de vigilance de la part des contrôleurs pendant une période de faible trafic font partie des facteurs contributifs à cet incident.

    4.0 Mesures de sécurité

    4.1 Mesures prises

    4.1.1 Transports Canada

    Des enquêtes du BST sur d'autres événements ont montré que l'inattention des contrôleurs, leur manque de vigilance ou la perte d'une vue d'ensemble de la situation étaient les principaux facteurs à l'origine des pertes d'espacement. C'est pourquoi, après que deux Airbus A320 ont failli entrer en collision en décembre 1993 (A93C0208), le Bureau a recommandé que :

    lle ministère des Transports finance la recherche de méthodes qui permettraient aux contrôleurs de maintenir un niveau acceptable de vigilance dans un milieu de travail ATC de plus en plus automatisé.
    Recommandation A94-28 du BST (publiée en décembre 1994)

    Transports Canada a répondu que des recherches seraient faites sur les moyens les plus efficaces de communiquer, de focaliser son attention et de lutter contre les distractions, et que des programmes de formation destinés aux contrôleurs seraient mis en oeuvre. De plus, Transports Canada a entrepris des recherches dans d'autres domaines ayant une incidence sur la vigilance des contrôleurs, et sur des programmes conçus pour optimiser la santé et le rendement des contrôleurs.

    Dans l'espoir de régler rapidement les problèmes reliés à la vue d'ensemble de la situation chez les contrôleurs, le Bureau a recommandé que :

    le ministère des Transports offre aux contrôleurs de la circulation aérienne au Canada une formation CRM semblable à celle conçue pour les pilotes.
    Recommandation A94-29 du BST (publiée en décembre 1994)

    Transports Canada a répondu qu'il avait l'intention d'élaborer un cours sur la prise de décisions destiné aux contrôleurs (qui serait similaire aux cours sur la prise de décisions des pilotes ou PDM) dans lequel on aborderait les divers facteurs ayant une incidence sur la vue d'ensemble de la situation.

    Le présent rapport met fin à l'enquête du Bureau de la sécurité des transports sur cet incident. La publication de ce rapport a été autorisée le par le Bureau qui est composé du Président John W. Stants et des membres Zita Brunet et Maurice Harquail.

    Annexes

    Annexe A - Schéma de la zone où s'est déroulé l'incident

    Photo 1. Schéma de la zone où s'est déroulé l'incident
    Image
    Schéma de la zone où s'est déroulé l'incident

    Annexe B - Sigles et abréviations

    ACC
    centre de contrôle régional
    ATS
    Services de la circulation aérienne
    BAW92X
    vol 92 X-ray de British Airways
    BCSA
    Bureau canadien de la sécurité aérienne
    BST
    Bureau de la sécurité des transports du Canada
    DAL49
    vol 49 de Delta Air Lines
    ETA
    heure d'arrivée prévue
    FL
    niveau de vol
    GAATS
    Système automatisé des Services de la circulation aérienne de Gander
    h
    heure(s)
    ICE
    instructeur en cours d'emploi
    IFR
    règles de vol aux instruments
    MANOPS
    Manuel d'exploitation de la circulation aérienne
    min
    minute(s)
    N
    nord
    NAT
    route Atlantique Nord
    s
    seconde(s)
    TCAS/ACAS
    système anticollision embarqué
    UTC
    temps universel coordonné
    VMC
    conditions météorologiques de vol à vue
    W
    ouest
    °
    degré(s)
    minute(s)