Collision avec le relief
Air Saguenay (1980) Inc.
de Havilland DHC-2 (Beaver), C-FYYT
Manic-Cinq (Québec), 44 nm WSW
Le Bureau de la sécurité des transports du Canada (BST) a enquêté sur cet événement dans le but de promouvoir la sécurité des transports. Le Bureau n’est pas habilité à attribuer ni à déterminer les responsabilités civiles ou pénales. Le présent rapport n’est pas créé pour être utilisé dans le contexte d’une procédure judiciaire, disciplinaire ou autre. Voir Propriété et utilisation du contenu.
Déroulement du vol
Le 1er juillet 2018, l'aéronef de Havilland DHC-2 (Beaver) (immatriculation C-FYYT, numéro de série 1569), exploité par Air Saguenay (1980) Inc. (Air Saguenay), effectuait un vol aller-retour selon les règles de vol à vue entre le lac Margane (Québec) et le lac Jules (Québec), situé à 55 milles marins (nm) au nord-est (le lac Jules est situé à 44 nm à l’ouest-sud-ouest du barrage de Manic-Cinq), afin de ramener 3 passagers et leurs bagages. Les conditions météorologiques annoncées pour cette journée étaient favorables pour effectuer le vol.
Le pilote a commencé son temps de service à 8 hNote de bas de page 1 au lac Margane et a effectué la vérification prévol de l'aéronef. La quantité de carburant à bord était d'environ 45 gallons impériauxNote de bas de page 2.
L'aéronef a décollé du lac Margane à 9 h 28 avec seul le pilote à son bord et s'est posé sur le lac Jules vers 10 h 07, pour ensuite accoster au quai d'un chalet situé sur la rive nord du lac.
Une fois les bagages rangés dans l'avion, les passagers ont pris place à bord. Un passager a pris place en avant à la droite du pilote, et les 2 autres occupaient les places derrière le pilote et le passager avant.
Vers 10 h 20, le pilote a démarré le moteur de l'avion et a circulé sur l'eau en direction est. Peu après, l'aéronef s'est positionné face au sud et le pilote a rapidement amorcé sa course au décollage.
Une fois la vitesse de décollage atteinte, le pilote a effectué une manœuvre dans le but de soulever les flotteurs hors de l'eau. Cependant, le pilote a jugé que la distance restante sur le lac était insuffisante pour compléter le décollage et effectuer une montée sécuritaire. Par conséquent, il a décidé de couper le moteur pour interrompre le décollage. Conservant une trajectoire en ligne droite, l'aéronef n'a pas pu être immobilisé à temps pour éviter une collision avec les arbres (figure 1). Lors de l'impact, la radiobalise de repérage d'urgence (ELT) s'est déclenchée, et le premier signal a été reçu par le Centre conjoint de coordination des opérations de sauvetage (CCCOS) à Halifax (Nouvelle-Écosse) à 10 h 23.
Ni les passagers ni le pilote n'ont été blessés, et ils ont pu évacuer l'appareil sans difficulté.
À 10 h 25, le pilote a appelé le répartiteur de la compagnie à l'aide de la radio haute fréquence pour signaler l'accident.
À 10 h 35, le CCCOS Halifax a appelé la compagnie pour l'aviser du signal de détresse reçu en provenance de l'ELT de l'aéronef en cause.
À 12 h, un autre aéronef de la compagnie s'est posé sur le lac Jules afin de récupérer les passagers et le pilote.
De retour au lac Margane, le poids des occupants de l'aéronef et des bagages a été vérifiéNote de bas de page 3. La quantité de carburant restant dans les réservoirs de l'aéronef était de 35 gallons impériaux. Selon les calculs du BST, la masse de l'avion était de 4892 livres au moment de l'accident et se situait à l'intérieur des limites prescritesNote de bas de page 4, tout comme son centre de gravité.
Renseignements météorologiques
La station météorologique de Manouane Est (Québec), située à environ 25 nm au nord-ouest du lac Jules, indiquait à 10 h une température de 20 °C, un point de rosée de 10 °C et des vents de surface du 120° vrai à 6 nœuds. Rien n'indique que les conditions météorologiques aient pu jouer un rôle dans cet événement.
Renseignements sur le pilote
Le pilote possédait les licences et les qualifications nécessaires pour effectuer le vol, en vertu de la réglementation en vigueur. Il cumulait 4450 heures sur avion, dont 3505 heures comme commandant de bord. Il avait été embauché par Air Saguenay en 2017, où il a obtenu sa qualification de type sur le DHC-2 et cumulé 387 heures sur type. Le pilote a réussi une vérification de compétenceNote de bas de page 5 le 1er juin 2018 lors de sa formation périodique, qui incluait des exercices de décollage sur l'eau, dont au moins un exécuté sur un petit lac et au moins un exercice d'interruption du décollage.
Avant son embauche par Air Saguenay, le pilote effectuait principalement des vols sur des avions légers sur roues entre aérodromes munis de pistes pavées. Il avait également acquis de l'expérience en vol aux instruments.
L'expérience du pilote au lac Jules était limitée à 2 vols effectués la semaine précédant l'accident, avec un autre appareil de type Beaver, pour y déposer des passagers. Les 2 décollages des vols de retour avaient été effectués à videNote de bas de page 6. Le pilote était inconfortable lors de ces décollages en raison de la courte distance utilisable.
Lacs « à condition »
Les hydravions peuvent se poser sur différents types de lacs, dont certains présentent des caractéristiques qui augmentent le niveau de difficulté de pilotage lors de l'amerrissage ou du décollage. Air Saguenay a dressé une liste des lacs sur lesquels on se pose régulièrement qui n'offrent qu'une courte distance de décollage, mais que la compagnie évalue être à l'intérieur des limites sécuritaires pour ses opérations. C'est ce que la compagnie appelle des lacs « à condition ».
Afin d'atténuer les risques associés à ces lacs, Air Saguenay a pris certaines mesures, notamment :
- Le chef pilote ou son représentant doit évaluer le niveau d'expérience d'un pilote ainsi que ses habiletés, lors d'un vol, avant que ce dernier ne soit autorisé à effectuer des décollages et des amerrissages sur les lacs « à condition ».
- Dans la mesure du possible, les pilotes sont affectés au même avion et à une seule base d'opération, ce qui leur permet de mieux connaître les particularités de leur avion et des lacs faisant partie de leur région d'opération.
- Les clients à bord d'un aéronef à destination d'un lac « à condition » sont informés que le vol pourrait être soumis à des restrictions, voire annulé.
Dans l'événement à l'étude, on a pris ces mesures. Le chef pilote avait déterminé que le pilote en question était apte à effectuer des vols sur ce lac « à condition » au vu de son expérience globale, malgré le fait que le pilote n'avait qu'une expérience limitée en aviation de brousse sur l'aéronef DHC-2.
Le lac Jules, considéré comme un lac « à condition » par Air Saguenay, a une forme rectangulaire dont la partie la plus longue est d'environ 3400 pieds, et la partie la plus étroite, d'environ 650 pieds. Son élévation est de 2200 pieds au-dessus du niveau de la mer, et il est entouré d'un relief surélevé d'une hauteur de 100 à 200 pieds. Des passagers y sont transportés à bord d'hydravions de type Beaver depuis plusieurs années par Air Saguenay, sans incident.
Air Saguenay met à la disposition de ses pilotes un ordinateur avec un accès Internet à chacune de leurs bases d'opération afin de leur permettre de recueillir de l'information sur les différents lacs lors de leur planification prévol. Les lacs sur lesquels les avions de la compagnie se posent régulièrement sont enregistrés dans l'application Google Earth qui permet, en général, de visualiser le lac désiré.
Dans l'industrie de l'aviation de brousse, les recommandations sur les lacs « à condition » ne sont pas normalement consignées de manière officielle. Ainsi, la transmission de précisions sur les conditions et de recommandations pour ces lacs s'effectue verbalement entre les pilotes ou avec le chef pilote, lorsque les pilotes effectuent leur planification prévol et désirent obtenir davantage de précisions.
Dans l'événement à l'étude, après que le pilote ait reçu son assignation de vol pour le lac Jules le 30 juin, aucune discussion entre le pilote et un autre pilote ou le chef pilote n'a eu lieu à propos de ce lac concernant le vol du lendemain, car il avait déjà effectué 2 vols à destination de ce lac au cours de la semaine précédente.
Performance de l'aéronef
Les dossiers techniques indiquent que l'aéronef était certifié, équipé et entretenu conformément à la réglementation en vigueur. Aucune anomalie n'était inscrite au carnet de route et aucun problème technique n'avait été signalé.
Trajectoire de décollage
Avant d'amerrir sur un lac, le pilote d'un hydravion doit effectuer un survol à basse altitude pour faire une reconnaissance visuelleNote de bas de page 7 et déterminer s'il sera en mesure de décoller du lac. Il détermine aussi la meilleure trajectoire de décollage, en fonction de la direction des vents et de la plus grande distance utilisable. Il définit un point de repère visuel comme aide en cas de décollage interrompu lorsque la distance utilisable est courte. Lorsque l'avion utilisé est un DHC-2, le repère visuel est généralement situé entre la moitié et les deux tiers de la trajectoire de décollage choisie.
Cette estimation varie selon le type d'hydravion. Si on a dépassé ce point au moment d'interrompre le décollage, il est possible que la distance restante soit insuffisante pour permettre un arrêt complet, et il y aura un risque d'entrer en collision avec la rive. Dans l'événement à l'étude, le pilote a effectué un survol à basse altitude avant d'amerrir.
L'intention initiale du pilote dans cet événement était d'effectuer un décollage en arc de cercle à partir de la baie située au nord-est du chalet vers le relief peu élevé. Toutefois, selon les renseignements recueillis, la trajectoire du décollage était majoritairement en ligne droite jusqu'au point d'impact (figure 2). Cette trajectoire en direction du relief élevé obligeait l'avion soit à survoler le haut relief à basse altitude, soit à effectuer un virage par la gauche immédiatement après le décollage pour éviter le relief élevé. Par ailleurs, la distance nécessaire au décollage pouvait être plus grande du fait que l'avion avait une charge plus lourde.
Les calculs effectués à partir du tableau de performances au décollage avec l'avion muni de flotteurs publié par le fabricant de Havilland Aircraft of Canada Ltd. dans le manuel de vol du DHC-2Note de bas de page 8, Note de bas de page 9 indiquent que la distance de décollage totale pour survoler un obstacle d'une hauteur de 50 pieds est de 1590 piedsNote de bas de page 10, Note de bas de page 11. De cette distance, environ 1100 pieds sont parcourus avec les flotteurs touchant la surface de l'eau (point A de la figure 2).
Selon ces calculs, la distance utilisable au décollage était suffisante; cependant, le tableau ne tient pas compte, entre autres, du taux de montée requis pour survoler de façon sécuritaire un relief surélevé situé sur la trajectoire de décollage, ni des compétences nécessaires que doit avoir le pour décoller sur une courte distance. Chaque pilote doit considérer les facteurs qui ne sont pas pris en compte dans les tableaux de performances et qui peuvent influer sur la distance à parcourir au décollage, et ajouter une marge de sécurité au besoin.
L'enquête a permis de déterminer que lorsque les vents proviennent du sud-est, comme dans l'événement à l'étude, la trajectoire de vol habituellement empruntée par les autres pilotes de la compagnie a une orientation différente qui permet une plus grande distance de décollage et de survoler le relief peu élevé sans que le pilote ait à effectuer un virage lors de sa montée initiale (figure 2).
En cas d'imprévus lors de la course au décollage, on détermine le point de repère visuel, qui représente le point d'interruption du décollage, en tenant compte de la distance sur l'eau qui sera parcourue entre le moment où le moteur est coupé et l'arrêt complet de l'appareil. Cette distance peut être estimée à l'aide du tableau de performances à l'amerrissage du manuel de volNote de bas de page 12, Note de bas de page 13, Note de bas de page 14 (point B de la figure 2). Cependant, cette distance peut être moindre si la traînée est augmentée : par exemple, en orientant l'appareil face au vent ou en modifiant volontairement son assiette vers l'avant afin d'augmenter la résistance des flotteurs sur l'eau, tout en respectant les limites prescrites.
Dans l'événement à l'étude, on a coupé le moteur après avoir dépassé le point d'interruption du décollage, et on n'a pas été en mesure de ralentir l'appareil suffisamment pour éviter une collision avec la rive et les arbres.
Facteurs humains et prise de décisions
La prise de décisions est un processus cognitif complexe qui exige du pilote une bonne concentration, surtout au moment d'effectuer une tâche complexe comme le décollage, où tout se déroule rapidement et où les décisions doivent être prises et appliquées en conséquence. En plus d'une bonne concentration, une planification adéquate et une connaissance des facteurs qui influencent la prise de décisions sont des éléments qui aideront les pilotes à agir de façon appropriée selon les circonstances.
Invariablement, lorsqu'il se voit assigner un vol, un pilote commercial est soumis à une pression auto-induite d'effectuer le vol assigné. D'autres pressions externes peuvent s'y ajouter, provenant de l'organisation, des pairs, des clients ou des conditions météorologiques, par exemple. Une pression auto-induite ou externe peut affecter de façon négative la conscience de la situation et la prise de décision.
Dans l'événement à l'étude, une 3e assignation au lac Jules, qui comprenait le décollage d'un lac « à condition » avec du poids supplémentaire comparativement aux 2 décollages précédents, a provoqué un inconfort chez le pilote.
L'enquête n'a pas révélé la présence d'une pression indue sur le pilote d'accepter ce vol au lac Jules, ni de la part de la compagnie ni des clients, mais plutôt d'une pression auto-induite à l'accepter malgré l'inconfort ressenti.
De plus, le fait qu'il ait coupé le moteur tardivement démontre que le pilote canalisait son attention sur le décollage, n'envisageant pas initialement l'option d'interrompre la manœuvre.
Contexte réglementaire et formation
Une formation sur les facteurs humains et la prise de décisions demeure un atout dans la gestion des risques liés aux erreurs humaines. À titre d'exploitant aérien régi par les sous-parties 702 et 703 du Règlement de l'aviation canadien (RAC), Air Saguenay n'était assujetti à aucune exigence réglementaire de prévoir une telle formation. Cependant, depuis 2013, ses pilotes reçoivent annuellement une formation sur les facteurs humains et la prise de décision.
Pour donner suite à la recommandation A09-02Note de bas de page 15 du BST émise à la suite du rapport d'enquête aéronautique A07C0001 du BST, Transports Canada (TC) a émis la Circulaire d'information 700-042, Gestion des ressources de l'équipage (CRM), dont la date d'entrée en vigueur est le 31 janvier 2019. TC a l'intention d'exiger que les exploitants assujettis aux sous-parties 702, 703 et 704 du RAC ajoutent à leur programme de formation de nouveaux éléments dont la prise de décisions, en tenant compte des contextes où le pilote est soit seul à bord, soit en équipage.
Messages de sécurité
Au fil des années, la fiabilité mécanique des aéronefs a augmenté, ce qui contribue à diminuer l'incidence des défaillances mécaniques dans les accidents, mais la composante humaine continue d'y jouer un rôle important. Afin de gérer plus efficacement l'incidence des facteurs humains sur la prise de décisions, que ce soit pour une décision dans un poste de pilotage ou pour une décision administrative, une formation sur les facteurs humains et la prise de décisions structurée et adaptée aux besoins de la compagnie aérienne demeure une mesure préventive importante.
Toutefois, pour que cette mesure soit efficace, les pilotes doivent être conscients de leurs limites et ne pas hésiter à communiquer tout inconfort concernant une assignation, à poser des questions et même à faire reconsidérer une assignation reçue.
Le présent rapport conclut l'enquête du Bureau de la sécurité des transports du Canada sur cet événement. Le Bureau a autorisé la publication de ce rapport le . Il a été officiellement publié le .