Engagement et naufrage
Remorqueur Sheena M et chaland Seaspan 566
Williamsons Landing (Colombie-Britannique)
Le Bureau de la sécurité des transports du Canada (BST) a enquêté sur cet événement dans le but de promouvoir la sécurité des transports. Le Bureau n’est pas habilité à attribuer ni à déterminer les responsabilités civiles ou pénales. Le présent rapport n’est pas créé pour être utilisé dans le contexte d’une procédure judiciaire, disciplinaire ou autre. Voir Propriété et utilisation du contenu.
Description des navires
Le Sheena M était un remorqueur à coque d’acier muni de 2 hélices d’une jauge brute de 9,99 qui a été construit en 1981. Son propriétaire et représentant autorisé était Active Marine Towing Ltd. (figure 1). Le remorqueur était alimenté de 2 moteurs diesel d’une puissance totale de 447 kW et était muni d’un treuil de remorquage situé à l’arrière de l’axe longitudinal. Le Sheena M, qui était habituellement utilisé pour remorquer des estacades flottantes, a également servi à remorquer des chalands de la série 500 de Seaspan à maintes reprises. L’équipage du bateau était constitué d’un capitaine et d’un matelot de pont.
Le Seaspan 566 est un chaland d’acier sans équipage et non propulsé, d’une jauge brute de 883 et ayant une capacité de chargement de 2 500 tonnes courtes (figure 2). Au cours du voyage à l’étude, le chaland transportait un chargement de 2 159 tonnes courtes de copeaux de bois. Son tirant d’eau était de 2,25 m, son assiette arrière était d’environ 20 cm et son gîte sur tribord était d’environ 3 cm.
Déroulement du voyage
Le 1er octobre 2019, l’entreprise Seaspan ULC a attribué au remorqueur Sheena M la tâche de remorquer le chaland Seaspan 566 qui était chargé de copeaux de bois, à partir des installations de Terminal Forest Products à Langdale, en Colombie-Britannique (C.-B.), jusqu’à l’usine de pâtes et papiers Howe Sound Pulp and Paper, à Port Mellon (C.-B.). Vers environ 12 h 30 (heure avancée du Pacifique), le capitaine du Sheena M a utilisé un câble de remorquage sans patte d’oie pour sécuriser celui-ci du treuil de remorquage au bollard avant du côté bâbord du chaland, comme il le faisait habituellement.
Vers environ 12 h 37, le remorqueur tirant le chaland a quitté les installations de Terminal Forest Products à une vitesse approximative de 2 nœuds et a parcouru une distance d’environ 180 m dans le chenal. Peu après être sorti par la barrière de sécurité du terminal, qui consistait en 2 bouées cylindriques, le capitaine a effectué un virage à bâbord pour se diriger vers le nord en direction de Port Mellon. Le chaland n’a pas suivi le changement de cap, ce qui a fait en sorte que le remorqueur a été engagé par le chaland et a gîté sur tribord. Le capitaine a ralenti la vitesse du remorqueur, et ce dernier s’est redresséNote de bas de page 1.
Quelques instants plus tard, le remorqueur a gîté de nouveau sur tribord, plus profondément cette fois-ci, et de l’eau a été observée sur le pont tribord arrière. Le matelot, qui portait un vêtement de flottaison individuel, se trouvait avec le capitaine dans la timonerie. Le remorqueur a continué à s’incliner sur tribord, et l’eau a commencé à pénétrer rapidement dans la timonerie par la porte du côté tribord, qui était maintenue ouverte par un crochet.
Le capitaine a alerté le matelot de l’imminence du chavirement du remorqueur et ils ont tous deux tenté d’actionner le levier d’arrêt du remorquageNote de bas de page 2 situé dans la timonerie afin de libérer le dispositif de freinage du treuil de remorquageNote de bas de page 3. Après cette tentative, le matelot est sorti de la timonerie en nageant par la porte du côté tribord submergée, alors que le capitaine a pu s’échapper par la porte du côté bâbord au moment où le remorqueur chavirait.
Peu de temps après que le capitaine et le matelot se sont échappés du remorqueur chaviré, le câble de remorquage s’est rompu et le Sheena M a coulé par 49°28 025′ N, 123°28 350′ W (figure 3). Après la rupture du câble de remorquage, le chaland a dérivé à proximité des installations de Terminal Forest Products. Le matelot a nagé jusqu’à une estacade flottante fixée à proximité alors que le capitaine a nagé jusqu’au chaland Seaspan 566 sur lequel il est monté en utilisant une échelle qui y était fixée.
Légende
A Lieu de chargement du chaland — Installations de Terminal Forest Products à Langdale
B Destination du chaland — Usine de pâtes et papiers Howe Sound Pulp and Paper à Port Mellon
1 Le remorqueur tire le chaland dans le chenal
2 Le remorqueur effectue un virage à bâbord vers Port Mellon
3 Le chaland ne suit pas le virage à bâbord; le remorqueur est engagé par sa remorque et chavire
4 Le chaland poursuit sa route sur son élan, puis dérive sans surveillance une fois que le câble de remorquage se rompt
Le capitaine et le matelot ont hélé l’équipage de l’un des remorqueurs de billes de Terminal Forest Products qui se trouvait à proximité. Ce dernier les a transportés jusqu’à leur quai d’attache à Twin Creeks (C.-B.), à environ 1 mille marin du lieu de l’événement. Vers 13 h 20, le capitaine et le matelot ont pris en charge le GoblinNote de bas de page 4 pour remorquer le Seaspan 566 à la dérive et l’attacher à l’une des bouées en cylindre qui formaient la barrière de sécurité du terminal. Ils sont ensuite retournés à Twin Creeks, ont amarré le Goblin et ont informé le propriétaire des événements récents vers 14 h 30. Le matelot a été légèrement blessé, mais le capitaine n’a subi aucune blessure.
Au moment de l’événement, le ciel était dégagé, la mer était calme et le vent soufflait à 3 nœuds du sud-sud-est. La marée était montante. La température de la mer était d’environ 13 °C et la température de l’air était de 12 °C. Le Sheena M avait environ 2200 L de carburant diesel et 75 L d’huile de graissage à bord au moment de l’événement. Des rapports rédigés par la suite par la Garde côtière canadienne ont indiqué qu’environ 12,5 litres d’huile étaient visibles à la surface de l’eau.
Surveillance par Transports Canada
Quoique les remorqueurs d’une jauge brute de moins de 15 ne soient pas assujettis à des inspections périodiques par Transports Canada (TC), le ministère est autorisé à effectuer des inspections pour vérifier leur conformité à la Loi de 2001 sur la marine marchande du Canada. Les inspections effectuées par un inspecteur de la Sécurité maritime permettent de déceler les lacunes liées à la certification de l’équipage, à la documentation, à l’intégrité de l’étanchéité et à diverses autres exigences réglementaires. Le Sheena M, en tant que remorqueur d’une jauge brute de 9,99, n’était pas assujetti à des inspections périodiques.
Le Sheena M a fait l’objet d’une inspection aléatoire le 10 juin 2019 à la suite de laquelle son propriétaire a reçu un avis de défaut énumérant des éléments manquants ou défectueux. Le propriétaire a rectifié toutes les lacunes, sauf une : il n’y avait pas de livret de stabilité à bord du navire comme l’exige la partie VIII du Règlement sur la construction de coques. Aucune autre mesure n’a été prise par TC ou le propriétaire concernant le livret de stabilité manquant.
Un livret de stabilité comprend généralement des restrictions opérationnelles dans différentes conditions en fonction des points d’envahissement par le haut du navire. Ces renseignements peuvent aider le capitaine à connaître les points d’envahissement à certains angles de gîte et à prendre les mesures appropriées pour maintenir l’étanchéité du navire. Au moment où le navire était engagé, la porte du côté tribord de la timonerie était maintenue ouverte à l’aide d’un crochet, ce qui compromettait l’étanchéité du navire.
Gestion de la sécurité
L’objectif principal d’un système de gestion de la sécurité (SGS) à bord d’un navire est de garantir la sécurité en mer, de prévenir les blessures et les pertes de vie et d’éviter les dommages aux biens et à l’environnement. Voici certains éléments qui garantissent l’efficacité d’un SGS :
- les procédures d’exploitation du navire et d’utilisation de listes de vérification;
- les procédures de documentation et de tenue des dossiers;
- les procédures de détection des dangers et de gestion des risques;
- les procédures de préparation et d’intervention pour faire face aux situations d’urgence;
- les exercices, la formation et la familiarisation de l’équipage du navire.
Le Sheena M n’était pas exploité conformément à un SGS et n’était pas tenu d’en avoir un à son bord par la réglementation. Cependant, le navire était assujetti aux procédures visant à assurer une exploitation sécuritaire et la gestion des situations d’urgence (comme l’engagement) en vertu de la Loi de 2001 sur la marine marchande du CanadaNote de bas de page 5 ainsi qu’à des lignes directrices et des règlements pertinents.
L’équipage du Sheena M ne disposait d’aucune procédure pour cerner ou atténuer des dangers tels que l’engagement. La mise en place d’un SGS permettrait aux propriétaires et aux capitaines qui mènent des activités de remorquage de cerner et de gérer certains risques, comme l’engagement, grâce à l’éducation, à la formation et à la mise en place de procédures.
Dans le cadre d’enquêtes antérieures sur des engagements, le BST a souligné les facteurs sous-jacents ayant entraîné un engagement et un chavirementNote de bas de page 6,Note de bas de page 7. La plupart du temps, une situation d’engagement évolue très rapidement lorsqu’un remorqueur est tiré en travers par une force suffisamment puissante exercée sur le câble de remorquage. Si l’on est incapable d’effectuer une manœuvre afin que la force exercée en travers sur la remorque soit relâchée, ou si la situation ne peut pas être réglée autrement qu’en activant les systèmes d’arrêt du remorquage, la force exercée par le câble de remorquage peut faire chavirer le remorqueur. Il est important que l’embarcation remorquée soit placée bien au centre derrière le remorqueur au moyen d’une patte d’oie afin d’équilibrer les forces exercées sur le remorqueur et l’embarcation remorquée, car il pourrait y avoir un effet négatif sur la stabilité si cette dernière n’est pas bien placée derrière le remorqueur. Dans l’événement à l’étude, le câble de remorquage était fixé seulement au bollard du côté bâbord du chaland et aucune patte d’oie n’a été utilisée.
Dans le cadre d’enquêtes antérieures, le BST a constaté que les entreprises de remorquage se fient souvent à l’expérience et aux compétences des capitaines pour éviter qu’une situation d’engagement ne survienne, et ne fournissent pas à ces derniers les outils d’orientation, de formation et d’éducation pour les aider à reconnaître de telles situations, et à y intervenirNote de bas de page 8. Le capitaine du Sheena M avait plus de 30 années d’expérience en mer, dont 10 années d’expérience dans les opérations de remorquage, mais n’avait pas reçu de formation officielle sur l’engagement. Il était titulaire d’un certificat de formation de conducteur de petits bâtiments (CFCPB) plutôt que du brevet qui aurait dû être exigé, celui de capacité de capitaine, avec restrictions, pour les bâtiments d’une jauge brute de moins de 60Note de bas de page 9. Le programme de coursNote de bas de page 10 visant l’obtention du brevet de capacité aborde une grande variété de sujets qui concernent l’engagement.
À la suite de l’événement survenu le 18 mars 2015 mettant en cause le Syringa, un remorqueur d’une jauge brute de moins de 15, qui a pris l’eau et a sombré dans le détroit de Georgia (C.-B.), le Bureau a émis une préoccupation liée à la sécurité en ce qui concerne la surveillance réglementaire des remorqueurs d’une jauge brute d’au plus 15 :
Le Bureau est préoccupé par le fait qu’à défaut d’une surveillance appropriée par le ministère des Transports, les lacunes de gestion de la sécurité et d’exploitation des remorqueurs de moins de 15 tonneaux de jauge brute pourraient n’être pas traitées. Le Bureau continuera de surveiller cette situation en vue d’évaluer la nécessité de mesures de sécurité supplémentaires relatives à cet enjeuNote de bas de page 11.
La gestion de la sécurité et surveillance est un enjeu sur la Liste de surveillance 2018 du BST.
Message de sécurité
La question de l’engagement a été présentée en détail dans d’autres rapports du BST, plus particulièrement l’engagement et le chavirement du George H Ledcor en 2018Note de bas de page 12.
L’événement à l’étude démontre à nouveau la nécessité pour les entreprises de remorquage d’établir des politiques et des procédures de gestion de la sécurité, y compris s’assurer que les ententes et les exigences en matière de remorquage soient adéquates pour garantir la stabilité des navires. De plus, il est important que les équipages soient dûment qualifiés et formés sur les dangers liés aux opérations d’engagement, et qu’ils acquièrent les compétences de navigation nécessaires pour éviter de se retrouver dans des situations d’engagement et de chavirement.
Également, l’événement à l’étude met en évidence une fois de plus que les lacunes dans la gestion de la sécurité et l’exploitation des remorqueurs d’une jauge brute de moins de 15 pourraient ne pas être atténuées ni réglées si TC n’assure pas une surveillance adéquate.
Le présent rapport conclut l’enquête du Bureau de la sécurité des transports du Canada sur cet événement. Le Bureau a autorisé la publication de ce rapport le . Il a été officiellement publié le .