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Avis de sécurité ferroviaire 617-06/20

Place du Centre
200, promenade du Portage, 4e étage
Gatineau QC   K1A 1K8

Le 11 septembre 2020

Lettre adressée à
Directrice générale, Sécurité ferroviaire
Transports Canada
Immeuble Entreprise, 14e étage
427, avenue Laurier
Ottawa (Ontario) K1A 0N5

Objet :

Avis de sécurité ferroviaire 617-06/20
Gestion des forces s’exerçant sur les trains

Le 28 juin 2019, le train de marchandises M38331-27 (le train) de la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (le CN), circulant vers l’ouest, était utilisé comme train clé sur la subdivision de Strathroy du CN (un itinéraire clé). Le train comprenait 2 locomotives de tête, 1 locomotive télécommandée à traction répartie (TR) en milieu de train (entre le 81e et le 82e wagonNote de bas de page 1) et 140 wagons (125 chargés, 12 vides et 3 de résidus). Ce train mesurait 9541 pieds de long et pesait 15 674 tonnes. Il comprenait un lot de wagons porte-automobiles plus légers et chargés – équipés d’appareils amortisseurs en bout de wagon (AAEBW) à course longue – situés en amont et en aval de la locomotive télécommandée à TR (de la 70e à la 97e position), suivis principalement par des wagons lourdement chargés en queue de train (de la 98e à la 140e position).

Vers 4 h 02, heure avancée de l’Est (HAE), le train, exploité par une équipe de 3 personnes (mécanicien de locomotive, chef de train et serre-frein) est parti de Sarnia (Ontario) en direction de Port Huron (Michigan). Le train est entré dans le tunnel Paul M. Tellier du CN (le tunnel), sous la rivière Sainte-Claire, qui relie Sarnia à Port Huron et traverse la frontière entre le Canada et les États-Unis au point milliaire 60,63 de la subdivision de Strathroy du CN. La voie qui mène au tunnel et le traverse est une voie principale simple de catégorie 4 généralement en alignement droit. Elle présente une pente d’environ 2,00 % à partir du point milliaire 59,32, qui s’aplanit légèrement près de la frontière (au point milliaire 60,63) avant de se transformer en rampe pouvant atteindre 2,10 % qui prend fin immédiatement après l’extrémité ouest de la subdivision de Strathroy (au point milliaire 61,7) à Port Huron.

Vers 4 h 20, HAE, tandis que le train roulait à 44 mi/h dans le tunnel, il y a eu freinage d’urgence provenant de la conduite générale alors que la locomotive de tête était au point milliaire 61,19. L’examen subséquent a permis de déterminer qu’au total, 46 matériels roulants entre les 51e et 98e positions avaient déraillé et s’étaient immobilisés de part et d’autre de la frontière à l’intérieur du tunnel. Un des wagons déraillés était le wagon-citerne de marchandises dangereuses UTLX 95205 (68e position), qui transportait de l’acide sulfurique (numéro ONU 1830, classe 8, groupe d’emballage [GE] II). Ce wagon a subi une brèche pendant le déraillement et déversé la majeure partie de son chargement (soit environ 12 000 gallons US) dans le tunnel.

La tête du train s’est immobilisée à l’extérieur du tunnel au point milliaire 61,46, à l’ouest de la tête du tunnel à Port Huron. L’extrémité arrière du 51e wagon, le wagon-tombereau à fond plat DJJX 19371 chargé de rebuts d’acier, et toutes les roues du 52e wagon, le wagon-tombereau à fond plat DJTX 30049 chargé de rebuts d’acier, avaient déraillé. L’extrémité arrière du DJTX 30049, qui s’était immobilisé au point milliaire 60,85, ne présentait aucun dommage visible attribuable à l’impact. Derrière le DJTX 30049 (à l’est), le rail sud s’était renversé, et il y avait une séparation de 696 pieds jusqu’au bout A (avant) du 53e wagon, le wagon-tombereau baignoire DJJX 30478 chargé de rebuts d’acier, au point milliaire 60,72 (figure 1). Les parois de renfort de tunnel adjacentes ne portaient aucun signe d’impact visible, et aucun défaut évident des rails n’a été constaté.

Figure 1. Schéma illustrant le point de déraillement initial et les points milliaires pertinents (Source : BST)
Schéma illustrant le point de déraillement initial et les points milliaires pertinents (Source : BST)

Le bout A du DJJX 30478 (53e position) était lourdement endommagé et semblait s’être affaissé. Le bogie était désaxé sur la diagonale, et le rail sud s’était renversé du côté sud du tunnel. Le DJJX 30478 a probablement été le premier à dérailler, lorsque le bout A du wagon a subi une défaillance structurale sous l’effet de forces de compression en train élevées pendant qu’il traversait le tunnel. Au moment de l’accident, le DJJX 30478 présentait également un certain nombre de défauts préexistants qui ont pu contribuer à une réduction de son intégrité structuraleNote de bas de page 2.

Afin de déterminer l’ampleur des forces de compression longitudinales agissant sur le bout A (avant) du wagon, le Laboratoire d’ingénierie du BST a effectué une série de simulations de la dynamique des trains à l’aide du logiciel Train Energy and Dynamics Simulator (TEDS). La simulation de référence effectuée par le logiciel TEDS a estimé les forces qui agissaient sur le train le long du profil de la voie à travers le tunnel. Le scénario de conduite du train a été créé à partir des commandes de conduite indiquées par le consignateur d’événements de la locomotive sur une base temporelle. Les commandes de conduite du train ont été appliquées de façon synchrone au groupe de traction de tête et à la locomotive télécommandée à TR, tandis que le profil de composition et de tonnage du train était tel qu’indiqué dans le journal de bord du train (figure 2).

Figure 2. Profil de tonnage du train en cause
Profil de tonnage du train en cause

En plus de la simulation de référence, 2 simulations supplémentaires ont été effectuées pour évaluer les forces s’exerçant sur le train dans d’autres configurations possibles du train. Les 3 simulations ont donné les résultats suivants :

Au cours des dernières années, les activités d’exploitation ferroviaire ont considérablement changé. L’utilisation généralisée de locomotives télécommandées à TR dans ces activités a facilité l’exploitation de trains plus longs et plus lourds. Avant le milieu des années 1990, en moyenne, un train de marchandises mixtes en service sur voie principale mesurait environ 5000 pieds et pesait de 6000 à 7000 tonnes. Aujourd’hui, les trains mesurent souvent plus de 12 000 pieds et pèsent parfois 18 000 tonnes, voire plus.

Avec l’augmentation de la longueur et du poids moyens des trains, il y a eu une augmentation des forces s’exerçant sur le train. Les trains plus longs, en particulier, peuvent générer d’importantes forces longitudinales de traction ou de compression en raison du jeu des attelages du train. Pour réduire au minimum ces forces de traction et de compression, il faut une gestion plus rigoureuse du positionnement des wagons de marchandises (agencement du train) dans les trains afin de réduire les forces s’exerçant sur le train et de maintenir la sécurité des activités d’exploitation. Pour tenir compte de ce changement d’exploitation, les compagnies ferroviaires canadiennes ont mis en œuvre diverses stratégies d’agencement des trains.

Au début des années 2000, le Chemin de fer Canadien Pacifique (CP) a mis au point un système de formation des trains (TrAM) qui exige le positionnement stratégique des wagons et des locomotives télécommandées à TR dans un train de façon à maintenir les forces s’exerçant sur le train en deçà de 200 kips en ce qui a trait aux forces de compression ou de traction en régime stable. Le système prend également en compte et facilite le positionnement optimal des locomotives télécommandées à TR et des wagons équipés d’AAEBW à course longue – comme les wagons porte-automobiles. Le TrAM exige que les trains de marchandises soient composés, dans la mesure du possible, de sorte que les charges soient situées le plus près des locomotives. L’agencement de lots de wagons lourds à l’arrière du train est interdit, à moins que les lots à l’avant ne soient tout aussi lourds. Les wagons légers (vides), les wagons légèrement chargés ou les lots de tels wagons doivent habituellement être placés le plus près possible de l’arrière d’un train.

En 2009, le BST a enquêté sur le déraillement d’un train du CN en voie principale dans la subdivision de Kingston du CN, près de Brighton (Ontario)Note de bas de page 4. L’enquête de Brighton a révélé que, outre la conformité à la Loi sur le transport des marchandises dangereuses et au Règlement sur le transport des marchandises dangereuses, les compagnies ferroviaires pouvaient agencer leurs trains en fonction de leurs activités. La surveillance réglementaire consistait principalement à surveiller la conformité à la Loi sur le transport des marchandises dangereuses et à son Règlement parce qu’il n’y avait pas d’autres lignes directrices réglementaires, règlements ou règles qui obligeaient les compagnies ferroviaires à gérer et à réduire au minimum les forces s’exerçant sur le train.

L’enquête de Brighton a également révélé que de janvier 2007 à juin 2009, le CN avait enregistré en moyenne 151 ruptures de mâchoires d’attelage ou de barres d’attelage par année entraînant des séparations de train, uniquement dans la subdivision de Kingston. En revanche, le CP a relevé moins de 20 ruptures de mâchoires et de barres d’attelage par année dans l’ensemble de son réseau. Le BST a déterminé que, même si le train avait été agencé conformément aux Instructions générales d’exploitation (IGE) du CN et aux exigences réglementaires, il n’avait pas été configuré de manière à gérer efficacement les forces s’exerçant sur le train. L’enquête a de plus révélé que l’absence d’une surveillance réglementaire efficace de l’agencement des trains risquait de faire en sorte que certaines compagnies ferroviaires continuent d’agencer les trains pour obtenir des gains d’efficacité opérationnelle, sans tenir compte de la nécessité de gérer et de réduire efficacement les forces s’exerçant sur les trains. Parallèlement à la publication le 29 septembre 2010 du rapport de Brighton, le Bureau a communiqué une préoccupation liée à la sécurité, affirmant que Transports Canada ne disposait peut-être pas d’outils adéquats pour surveiller efficacement les pratiques d’agencement des trains et la capacité d’une compagnie ferroviaire à gérer les forces s’exerçant sur les trainsNote de bas de page 5.

En réponse à cette préoccupation liée à la sécurité, le CN a élaboré une série de règles opérationnelles sur l’agencement, concernant principalement la répartition du poids des trains, afin de mieux gérer les forces s’exerçant sur les trains. Depuis, les initiatives du CN visant l’agencement des trains ont évolué, certains aspects ayant été incorporés à d’autres documents du CN, comme son Train Marshalling Job Aid (guide pour l’agencement des trains), (juillet 2018) et les IGE. Toutefois, il n’y a toujours pas de lignes directrices réglementaires, règlements ou règles qui obligent les compagnies ferroviaires à gérer et à réduire au minimum les forces s’exerçant sur les trains.

En ce qui a trait à la gestion des forces s’exerçant sur les trains, au CN, le positionnement optimal d’une seule locomotive télécommandée à TR est déterminé en fonction de la répartition du poids, ce qui fait qu’en général, la locomotive télécommandée à TR est placée environ à 2/3 de la longueur totale du train. Dans l’événement à l’étude, le positionnement de la locomotive télécommandée à TR entre les 81e et 82e positions du train en cause n’était pas conforme aux exigences du CN. Étant donné la composition du train en partance de Sarnia, la locomotive télécommandée à TR aurait dû être placée entre les 114e et 115e positions (117e position lorsque les 2 locomotives de tête sont incluses) du train. Cependant, les résultats de la simulation des forces dynamiques effectuée par le BST ont démontré que dans ce cas, l’approche générale du CN à l’égard du positionnement de la locomotive télécommandée à TR n’avait que peu d’effet sur les forces s’exerçant sur le train.

Les critères d’agencement des trains du CN n’exigent pas expressément le positionnement de wagons vides ou de wagons légèrement chargés, comme les wagons porte-automobiles équipés d’AAEBW, en queue de train. Le CN se fonde plutôt sur une règle générale de répartition du poids des trains (règle 1) visant à empêcher un train d’avoir un poids excessif à la queue, une condition généralement appelée « train avec poids important en queue ». La règle 1 de l’agencement des trains du CN, en vigueur au moment de l’accident, stipule qu’au plus 33 % du poids du train doit être placé dans la portion arrière de 25 % de la longueur du train. Le train en cause avait 31,1 % de son poids sur les 25 % arrière de sa longueur. Bien que le train en cause ait été conforme à l’exigence d’agencement établie par la règle 1 du CN, il était très près d’un état de « poids important en queue », et l’important tonnage à l’arrière a contribué à la gravité de l’accident.

Les simulations des forces dynamiques effectuées par le BST ont permis de constater qu’il était essentiel, pour réduire les forces s’exerçant sur le train, de réagencer les wagons porte-automobiles légèrement chargés équipés d’AAEBW en queue de train. Les simulations ont également confirmé que le CN disposait d’autres options plus sûres pour l’agencement du train qui auraient pu réduire le risque de défaillance structurale du DJJX 30478. Toutefois, en l’absence d’exigences réglementaires pour la gestion des forces s’exerçant sur le train, des solutions de rechange plus sûres n’ont pas été mises en œuvre pour cette voie en tunnel au profil présentant un défi particulier.

Comme l’a démontré cet accident, les conséquences d’un wagon de marchandises qui subit une défaillance structurale en pleine exploitation peuvent être graves. Même si le wagon-tombereau baignoire DJJX 30478 se trouvait déjà dans un état détérioré au moment de l’accident, il fallait aussi qu’il y ait un excès de forces s’exerçant sur le train pour que cet accident se produise.

Bien que des ruptures de mâchoires ou de barres d’attelage puissent se produire pour diverses raisons, de telles ruptures sont un indicateur de premier ordre de l’efficacité d’une compagnie ferroviaire à gérer les forces s’exerçant sur le train. En 2009, le CN avait en moyenne 151 ruptures de mâchoires ou de barres d’attelage par année dans la subdivision de Kingston, et le Bureau craignait que Transports Canada ne soit pas en mesure de surveiller efficacement la capacité d’une compagnie ferroviaire de gérer les forces s’exerçant sur les trains. En dépit des initiatives du CN visant l’agencement des trains lancées depuis 2009, entre le 1er janvier 2016 et le 31 décembre 2019, le CN comptait en moyenne 157 ruptures de mâchoires ou de barres d’attelage par année dans la subdivision de Kingston.

Avec l’évolution vers des trains plus longs et plus lourds, une gestion efficace des forces longitudinales s’exerçant sur les trains est devenue essentielle à la sécurité des activités d’exploitation. Bien que le CN ait mis en œuvre des règles opérationnelles sur l’agencement des trains, il continue d’être confronté à des difficultés dans sa capacité de gérer ces forces de façon uniforme et sécuritaire. Afin de réduire les risques pour le public, les biens et l’environnement, Transports Canada voudrait peut-être s’assurer que toutes les compagnies ferroviaires ont mis en place des pratiques adéquates pour gérer efficacement les forces s’exerçant sur les trains.

Le BST souhaite connaître le point de vue de Transports Canada sur cette question et être informé de toute mesure mise en œuvre à cet égard, le cas échéant. Le Bureau publiera un rapport au terme de son enquête sur l’événement R19T0107.

Je vous prie d’agréer l’expression de mes sentiments les meilleurs.

Original signé par

Paul Treboutat
Directeur,
Enquêtes, Rail/Pipeline

c.c.

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