Publication du rapport d’enquête M21P0030 – Ingenika

Notes d’allocution – M21P0030 (Ingenika)

L’allocution définitive fait foi.

Introduction – Kathy Fox

Bonjour à tous et merci de vous joindre à nous.

Nous sommes ici aujourd’hui pour présenter les faits établis de notre enquête réalisée à la suite du naufrage, en 2021, du remorqueur Ingenika alors qu’il remorquait un chaland de Kitimat à la baie Kemano, en Colombie-Britannique. Deux membres de l’équipage ont été mortellement blessés. Nos pensées et nos condoléances accompagnent ceux et celles qui ont perdu des êtres chers et qui ont été touchés par cet accident tragique, y compris les Aînés et les membres de la Première Nation de Skidegate et d’autres Premières Nations de la région et des environs.

En plus d’expliquer ce qui s’est passé et pourquoi, le Bureau émet quatre recommandations afin d’éviter que d’autres accidents de remorquage ne se produisent, notamment en ce qui concerne la surveillance réglementaire par Transports Canada et les évaluations des risques des exploitants de remorqueurs d’une jauge brute de 15 ou moins, ainsi que la surveillance des dispenses de pilotage accordées par l’Administration de pilotage du Pacifique. 

J’aimerais rappeler aux Canadiens que, en vertu de notre loi habilitante, le BST a pour seul but de promouvoir la sécurité des transports – en menant des enquêtes indépendantes, en déterminant les causes et les facteurs contributifs, en cernant les lacunes de sécurité et en formulant des recommandations pour atténuer ces lacunes. Nous n’attribuons et ne déterminons pas les responsabilités civiles ou pénales.

Pour commencer, je vais céder la parole à Cliff Harvey.

Résumé de l’accident – Cliff Harvey

Merci, Kathy.

Le 10 février 2021, vers 16 h [HNP], le remorqueur Ingenika, avec à son bord un capitaine et deux matelots de pont, a quitté Kitimat pour effectuer un voyage vers la baie Kemano, en Colombie-Britannique. Il remorquait un chaland, le Miller 204, qui transportait environ 1100 litres de carburant diesel, 6,5 tonnes d’acide sulfurique en vrac et d’autres marchandises.

Les prévisions annonçaient des coups de vent et des embruns verglaçants le long de la route.

La première partie du voyage s’est déroulée sans incident. Toutefois, peu avant 22 h, alors que le navire contournait la pointe Europa, il a changé de cap par rapport au vent et au courant. Le changement de conditions a eu une incidence sur la capacité du remorqueur à remorquer le chaland, et la vitesse du remorqueur s’est mise à fluctuer, puis à diminuer considérablement.

À un moment donné, il y a eu une forte détonation, et le remorqueur a gîté à tribord. Le capitaine a lancé un appel Mayday, puis a ordonné à l’équipage d’abandonner le navire. Le remorqueur s’est mis à couler rapidement.

Le matelot de pont 1 se trouvait sous le pont, dans sa couchette, lorsque le remorqueur a gîté. Lorsqu’il est arrivé dans la timonerie, il n’avait pas eu le temps d’enfiler une combinaison d’immersion. Il est entré dans l’eau froide et s’est éloigné du navire à la nage. Le capitaine et le matelot de pont 2 l’ont suivi, leur combinaison d’immersion partiellement enfilée.

L’Ingenika était équipé d’un radeau de sauvetage à gonflement automatique qui s’est déployé peu après le naufrage du remorqueur. Le matelot de pont 1 a pu nager et monter à bord du radeau de sauvetage, mais le capitaine et le matelot de pont 2 n’ont pas pu l’atteindre.

L’Ingenika était équipé d’une radiobalise de localisation des sinistres qui s’est activée lorsqu’il a coulé et a automatiquement transmis les coordonnées du remorqueur aux services de recherche et sauvetage. Ceux-ci ont ainsi pu se repérer le lieu de l’événement et y concentrer leurs efforts.

Le matelot de pont 1 a dérivé jusqu’au rivage dans le radeau de sauvetage et a finalement été retrouvé par les services de recherche et sauvetage environ 10 heures plus tard, puis il a été transporté à l’hôpital. Il a souffert d’hypothermie et d’engelures. Les corps du capitaine et du matelot de pont 2 ont également été récupérés.

Le chaland a été retrouvé échoué en aval de la pointe Europa et a ensuite été remorqué jusqu’à Prince Rupert. L’Ingenika a coulé en eau profonde avec environ 3500 litres de carburant diesel à bord. Malgré les efforts déployés par plusieurs agences fédérales, l’Ingenika n’a pas pu être localisé.

Faits établis de l’enquête – Cliff Harvey

Notre enquête a révélé que de nombreux facteurs ont contribué à cet accident :

Le remorqueur et le chaland ont appareillé dans des conditions météorologiques défavorables sans qu’une évaluation complète de la capacité de l’Ingenika à effectuer l’opération de remorquage ait été effectuée.

Alors que l’Ingenika et le chaland contournaient la pointe Europa dans un vent et un courant contraires, le chaland lourdement chargé a possiblement poursuivi sa trajectoire au lieu de suivre le remorqueur. La force de traînée du chaland a pu faire gîter le remorqueur et submerger le livet du pont, entraînant un envahissement par les ouvertures du pont et le naufrage du navire.

Les combinaisons d’immersion du capitaine et du matelot de pont 2 n’étaient que partiellement enfilées, ce qui a permis à l’eau froide d’entrer dans les combinaisons et a causé l’hypothermie, puis la noyade.

Le membre d’équipage survivant, n’étant pas encombré par les restrictions d’une combinaison d’immersion partiellement enfilée, a pu sortir de l’eau et entrer dans le radeau de sauvetage.

L’enquête a permis d’établir ce qui suit :

  • Si les compagnies de remorquage n’accordent pas la priorité à la gestion des risques et ne fournissent pas d’orientation pour aider les capitaines à évaluer si les remorqueurs conviennent aux opérations de remorquage qu’ils entreprennent, les limites opérationnelles peuvent être dépassées, ce qui met en danger l’équipage, le remorqueur, le remorqué et l’environnement.
  • Étant donné que les remorqueurs d’une jauge brute de 15 ou moins ne font pas l’objet d’une surveillance réglementaire adéquate, il y a un risque que les conditions et les pratiques dangereuses ne soient pas résolues, conduisant à des accidents.
  • Si les membres d’équipage n’ont pas l’occasion de s’exercer régulièrement à réagir aux situations d’urgence au moyen d’exercices, ils risquent de ne pas réagir efficacement en cas d’urgence, ce qui réduit leurs chances de survie.

Kathy Fox vous parlera maintenant des quatre recommandations du Bureau.

Recommandations – Kathy Fox

Merci, Cliff.

En septembre 2022, il y avait 1343 remorqueurs d’une jauge brute de 15 ou moins qui étaient immatriculés au Canada, dont environ 1035 étaient immatriculés en Colombie-Britannique.

Depuis 2015, le BST a enquêté sur 6 événements mettant en cause des remorqueurs de cette catégorie exploités sur la côte ouest du Canada. Ces enquêtes ont permis de soulever des questions liées au caractère adéquat de la surveillance réglementaire, enjeu de sécurité systémique qui figure sur la Liste de surveillance du BST depuis 2010.

Transports Canada ne certifie pas les remorqueurs d’une jauge brute de 15 ou moins, et ces navires ne sont pas tenus de faire l’objet d’inspections régulières. Bien que Transports Canada se soit fixé comme cible annuelle d’inspecter 3 % des remorqueurs d’une jauge brute de 15 ou moins à l’échelle nationale, la plupart d’entre eux passeront des années sans être inspectés ou pourraient ne jamais l’être.

L’Ingenika a été construit en 1968 et était en service depuis plus de 50 ans avant l’événement à l’étude; pourtant, aucun dossier n’indique que Transports Canada avait effectué une inspection à un moment quelconque de la vie opérationnelle du remorqueur.

Par conséquent, il incombe au représentant autorisé, habituellement le propriétaire d’un navire – dans ce cas, le propriétaire de Wainwright Marine Services – d’assurer la conformité avec les règlements et l’exploitation sécuritaire du navire.

Toutefois, comme le souligne la dernière édition de notre Liste de surveillance, de nombreux représentants autorisés connaissent peu les articles clés de la Loi [de 2001] sur la marine marchande du Canada et le cadre réglementaire général. Étant donné que la probabilité d’une inspection et d’une application de la loi par Transports Canada est faible, des représentants autorisés peuvent ne pas être motivés à se conformer à la réglementation.

Par conséquent, le Bureau recommande que

le ministère des Transports élargisse son programme de surveillance pour y inclure des inspections régulières des remorqueurs d’une jauge brute de 15 ou moins afin de vérifier si ces navires respectent les exigences réglementaires.

De plus, les exploitants de remorqueurs ne sont tenus d’évaluer aucun des risques qui pourraient être présents dans leurs opérations, même quelque chose d’aussi essentiel que le fait d’évaluer si leur navire convient à une opération de remorquage particulière. Ces exploitants ne peuvent donc pas bénéficier d’un système efficace de gestion de la sécurité.

En l’absence d’un processus officiel de gestion de la sécurité, les exploitants peuvent ne pas connaître les risques auxquels ils sont confrontés. Voilà pourquoi la gestion de la sécurité figure sur la Liste de surveillance du BST depuis 2010.

Les représentants autorisés sont tenus d’élaborer et de mettre en œuvre des procédures d’exploitation sécuritaire. Toutefois, étant donné que ce qui constitue des procédures d’exploitation sécuritaire est sujet à interprétation, ces exigences n’ont pas donné lieu à une gestion efficace des risques sur les remorqueurs d’une jauge brute de 15 ou moins.

Étant donné que les navires de cette catégorie ne sont que rarement inspectés, des accidents comme celui de l’Ingenika risquent de continuer de se produire.

Par conséquent, le Bureau recommande que

le ministère des Transports exige que les représentants autorisés des remorqueurs d’une jauge brute de 15 ou moins évaluent les risques présents dans leurs opérations, entre autres évaluer si leurs remorqueurs conviennent aux opérations de remorquage particulières qu’ils entreprennent.

Les deux dernières recommandations s’adressent à l’Administration de pilotage du Pacifique, l’APP.

Au moment de l’événement, l’Ingenika était exploité dans ce qu’on appelle une « zone de pilotage obligatoire » qui relève de l’APP, laquelle administre des services de pilotage sécuritaires et efficaces en Colombie-Britannique.

L’APP a un système de dispense de pilotage en vertu duquel certains navires peuvent obtenir des dispenses qui les exemptent de l’obligation d’embarquer un pilote maritime breveté dans les zones de pilotage désignées s’ils répondent à certaines exigences. Cependant, l’APP ne vérifie pas si les renseignements présentés répondent aux exigences réglementaires. En l’absence d’une vérification adéquate que les membres d’équipage et les navires satisfont aux exigences de la dispense, la non-conformité peut passer inaperçue et compromettre la sécurité dans les zones de pilotage obligatoire.

Même si le capitaine de l’Ingenika avait obtenu une dispense de pilotage, il n’était pas titulaire du brevet requis et n’aurait donc pas dû recevoir la dispense. De plus, le remorqueur n’était pas muni de l’équipement requis pour un navire exploité en vertu d’une dispense.

Cette enquête n’est pas la première à relever des lacunes dans le processus d’octroi de dispenses de l’APP et dans la façon dont cette dernière compte sur les compagnies pour assurer le respect continu des conditions des dispenses. Le BST a constaté des problèmes similaires dans des événements mettant en cause le remorqueur Ocean Monarch en 2017 et le remorqueur Nathan E. Stewart en 2016.

Compte tenu de la nécessité de s’assurer que les navires dispensés sont exploités à un niveau de sécurité comparable à celui que procure un pilote breveté, le Bureau recommande que

l’Administration de pilotage du Pacifique vérifie si les exigences d’admissibilité sont respectées avant d’accorder des dispenses de pilotage aux compagnies qui exploitent des remorqueurs dans des zones de pilotage obligatoire.

et que

l’Administration de pilotage du Pacifique mette en place un processus permettant de vérifier la conformité continue aux conditions des dispenses par les compagnies qui exploitent des remorqueurs dans des zones de pilotage obligatoire.

Conclusion – Kathy Fox

Les accidents ne surviennent pas sans raison. Ils sont attribuables à de nombreux facteurs. Dans l’événement à l’étude, une gestion des risques et une préparation aux situations d’urgence inadéquates, l’absence de surveillance réglementaire et la vérification des dispenses de pilotage sont tous des facteurs qui ont contribué à cet accident.

Cet accident illustre les résultats tragiques qui peuvent survenir lorsque toutes les parties concernées ne travaillent pas ensemble pour gérer les risques potentiels.

La sécurité est une responsabilité partagée. Les organismes de réglementation, les propriétaires de navires et les membres d’équipage ont tous un rôle à jouer pour réduire les risques, éviter les accidents et prévenir les pertes de vie.

Merci.