Déraillement en voie principale
du train Q-120-31-12
exploité par le Canadien National
au point milliaire 114,8
de la subdivision Montmagny
à Lévis (Québec)
Le Bureau de la sécurité des transports du Canada (BST) a enquêté sur cet événement dans le but de promouvoir la sécurité des transports. Le Bureau n’est pas habilité à attribuer ni à déterminer les responsabilités civiles ou pénales. Le présent rapport n’est pas créé pour être utilisé dans le contexte d’une procédure judiciaire, disciplinaire ou autre. Voir Propriété et utilisation du contenu.
Résumé
Vers 13 h 30, heure normale de l'Est, le 12 novembre 2004, 10 wagons porte-conteneurs à plates-formes multiples du train Q-120-31-12 du Canadien National à destination de Halifax (Nouvelle-Écosse) ont déraillé au point milliaire 114,8 de la subdivision Montmagny, près de Lévis (Québec). Les wagons ont subi de légers dommages, et deux aiguillages et 500 mètres de voie ont été endommagés. Il n'y a pas eu de déversement de marchandises dangereuses, et personne n'a été blessé.
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Renseignements de base
Le 12 novembre 2004, le train Q-120-31-12 (le train) du Canadien National (CN), à destination de Halifax (Nouvelle-Écosse), s'arrête sur la voie de contournement du triage de Joffre pour effectuer un changement d'équipe. L'équipe de relève se compose d'un mécanicien et d'un chef de train. Ils répondent aux exigences de leurs postes respectifs et satisfont aux exigences en matière de repos et de condition physique. Le train est constitué de 3 locomotives et de 39 wagons porte-conteneurs à plates-formes multiples (113 plates-formes au total). Il mesure environ 7500 pieds et pèse 6200 tonnes.
Peu après son départ, le train couvre une distance de 1,6 mille lorsqu'un freinage intempestif provenant de la conduite générale se déclenche. L'équipe du train suit les mesures d'urgence et constate que 10 wagons porte-conteneurs (du 27e au 36e wagon), soit 30 plates-formes, ont déraillé. Le consignateur d'événements de la locomotive de tête indique qu'au moment du serrage des freins d'urgence, le train circulait à une vitesse de 16 mi/h.
Le train a déraillé en passant sur la liaison entre la voie de contournement et la voie principale de la subdivision Montmagny, au point milliaire 114,8 (voir la figure 1). La voie de contournement du triage de Joffre est adjacente à la voie principale et est située au sud de cette dernière. Elle mesure environ 16 000 pieds. Au bout est, où le déraillement a eu lieu, elle se raccorde à la voie principale par l'intermédiaire d'une liaison constituée de deux branchements munis d'aiguillages numéro 20. La voie se compose de longs rails soudés de 136 livres reposant sur des traverses de bois dur. La vitesse maximale permise sur la voie de contournement est de 15 mi/h pour les trains de marchandises.
Les wagons déraillés sont restés debout et attelés. Ils étaient situés immédiatement à l'est de la liaison, le dernier wagon déraillé s'étant immobilisé au-dessus de l'aiguille du branchement de la voie de contournement. L'examen des wagons déraillés a révélé que la jante de la roue menante du bogie traînant de la première plate-forme déraillée du wagon DTTX 25029 était rompue et qu'une portion de la jante ainsi qu'un segment de 38 pouces du boudin de la roue étaient manquants (voir la photo 1). Il n'y avait aucune anomalie sur la roue opposée de l'essieu. La plate-forme et l'emprise de la voie ont été examinées sur une longueur de 3,5 milles à l'ouest du branchement de la voie de contournement; cependant, les morceaux de jante de roue rompus n'ont pas été récupérés. À l'est du branchement, des marques d'impact étaient visibles sur les traverses, les crampons et les selles de rail sur le côté extérieur sud de la voie.
La subdivision Montmagny s'étend sur une distance de 116,3 milles entre Rivière-du-Loup (Québec), point milliaire 1,3, et le triage de Joffre, point milliaire 118,0. La voie principale se compose d'une voie simple et est orientée dans l'axe est-ouest. La circulation des trains est régie par la commande centralisée de la circulation (CCC), en vertu du Règlement d'exploitation ferroviaire du Canada (REF), sous la surveillance d'un contrôleur de la circulation ferroviaire posté à Montréal (Québec).
Les voies, incluant la liaison, ont été inspectées régulièrement selon les fréquences requises par la réglementation en vigueur. Dans la zone du déraillement, aucune anomalie n'a été notée lors des dernières inspections visuelles, ni lors des inspections par la voiture de contrôle de l'état géométrique de la voie et par la voiture d'auscultation des rails. L'évaluation et le contrôle de sécurité de Transports Canada ont été effectués deux semaines avant le déraillement, et aucune défectuosité n'a été observée.
Au cours des 20 dernières années, le CN a installé un réseau de systèmes de détection en voie (SDV) et de détecteurs de défauts de roues (DDR) le long des voies, dont la fonction est de vérifier l'état du matériel roulant. Les SDV comprennent des détecteurs de pièces traînantes et des détecteurs de boîtes et de roues chaudes. Les DDR permettent de mesurer la charge d'impact générée par chaque roue d'un wagon et ainsi identifier les roues ayant des méplats, les roues dont la table de roulement est écaillée, exfoliée, excentrée ou affectée par un excédent de métal. Les roues défectueuses sont retirées du service avant qu'elles ne causent des dommages au matériel roulant ou à l'infrastructure de la voie. Les SDV sont placés à des intervalles compris entre 10 et 15 milles sur les voies principales alors que les DDR ont été placés à certains endroits stratégiques.
L'utilisation accrue de ces nouvelles technologies d'inspection du matériel roulant et les améliorations apportées aux wagons et au matériel de traction ont permis de réduire l'importance de certaines inspections visuelles. Dans cette perspective, en 2001, le CN et le Chemin de fer Canadien Pacifique (CFCP) ont demandé à être soustrait à l'application de la règle R-41300 1.22 qui concerne les inspections au ralenti aux points de relève des équipes des trainsNote de bas de page 1. Une exemption a été accordée au CN et au CFCP par Transports Canada en vertu du paragraphe 22(2) de la Loi sur la sécurité ferroviaire (LSF) qui permet au ministre de soustraire une compagnie ferroviaire à l'application de dispositions de règles. L'exemption a été accordée en se fondant sur une évaluation détaillée des risques à l'aide des critères établis dans le Règlement sur le système de gestion de la sécurité ferroviaire. L'évaluation des risques visait à déterminer si les inspections au ralenti aux points de relève des équipes des trains pouvaient être éliminées sans pour autant réduire le niveau actuel de sécurité et si des mesures d'atténuation pouvaient être mises en place afin de protéger le niveau actuel de sécurité.
Dans le cadre de l'analyse, on a passé en revue les technologies et les inspections actuelles, évalué les risques et suggéré des stratégies de contrôle des risques. Cette analyse a permis d'estimer que 8,4 % des défauts en cours de route sont détectés grâce aux inspections au ralenti aux points de relève des équipes des trains et a permis de conclure que le plus grand risque lié à l'élimination des inspections était la possibilité qu'on ne détecte pas des charges déplacées. L'analyse a aussi permis de démontrer que les défauts les plus courants relevés lors de ces inspections étaient des roues ayant des méplats ou des roues écaillées. Le CN jugeait que le réseau étendu de DDR et de SDV atténuerait adéquatement les risques liés aux roues ayant des méplats ou des roues écaillées; toutefois, il a été proposé de continuer les inspections au ralenti aux points de relève des équipes pour les trains transportant des marchandises dangereuses. Par conséquent, l'exemption comportait certaines restrictions; par exemple, elle ne s'applique pas aux trains transportant des wagons chargés de marchandises dangereuses ou des chargements enclins à se déplacer ou encore lorsque deux SDV consécutifs sont défectueux. De plus, on a demandé aux compagnies ferroviaires de fournir périodiquement à Transports Canada des rapports d'inspection des wagons et sur l'état des SDV.
Les dossiers du BST indiquent qu'entre janvier 2000 et décembre 2004, neuf événements ont été identifiés par des employés lors d'inspections au ralenti aux points de relève des équipes des trains, aux points de croisement de trains ou par d'autres employés travaillant sur la voie. Six de ces événements mettaient en cause du matériel roulant déraillé, un mettait en cause une roue bloquée et deux mettaient en cause un pivot de caisse déplacé. En particulier, à Parent (Québec), le 29 octobre 2004, l'équipe sortante du train M-366-21-28 a remarqué que les roues du 22e wagon étaient bloquées (événement R04Q0045).
D'après le calendrier des inspections de sécurité, le train a fait l'objet d'une vérification de sécurité par du personnel certifié lors de sa formation à Brampton (Ontario). Sur son parcours, le train est passé par plusieurs SDV, le dernier étant au point milliaire 22,2 de la subdivision Drummondville, à 17 milles à l'ouest du lieu de l'accident. Le DDR le plus proche du lieu de l'accident est situé près de Bagot (Québec), au point milliaire 117,2 de la subdivision Drummondville, soit à environ 112 milles plus à l'ouest. Aucune anomalie n'a été signalée durant l'inspection de sécurité ni par les SDV ni par le DDR lors des passages. Au départ de la cour de triage de Joffre, vu l'exemption en vigueur, le train n'a pas fait l'objet d'une inspection au ralenti lors de la relève de l'équipe de train.
La roue rompue était une roue de 33 pouces à toile courbe de catégorie C, reprofilable une fois (modèle CJ-33), dont la table de roulement mesurait à l'origine 1 ¼ pouce (32 mm) d'épaisseur. Les roues de ce type sont conçues pour des wagons de marchandises de 70 tonnes. La roue a été fabriquée dans les installations d'ABC Rail (auparavant Abex Southern Corporation) à Calera (Alabama), aux États-Unis (code SO). Le processus de fabrication consiste à mouler les roues puis à les refroidir lentement. Le contrôle du refroidissement est critique afin de réduire les contraintes résiduelles et d'éliminer l'hydrogène dissous dans le métal en fusion. La roue a été coulée en novembre 1995 et placée sur l'essieu en décembre 1995. L'essieu monté comportant la roue rompue a été envoyé au Laboratoire technique du Bureau de la sécurité des transports du Canada (BST) pour fins d'analyse. L'examen (rapport LP 157/2004) en est venu aux conclusions suivantes :
La table de roulement de la roue rompue présentait des écaillages adjacents au boudin de la roue, dont l'un avait un diamètre de 1,7 pouce et l'autre, un diamètre de 2,4 pouces (voir la photo 2). L'écaillage de 2,4 pouces n'était pas continu, mais l'écaillage de 1,7 pouce dépassait les limites admissibles de l'Association of American Railroads (AAR) qui exigent que les roues ayant des écaillages continus de la surface de roulement de 1 pouce de diamètre ou plus soient mises hors service. Il n'y avait aucun indice ou défaut dûs à la chaleur.
- La surface de la fracture de la partie extérieure de la jante de la roue comportait une zone sombre, située à environ 5 mm au-dessous de la surface de roulement et présentant des reliefs semi-circulaires et des changements de coloration compatibles avec une fissuration progressive de fatigue. Une fissure s'étendait de cette zone vers le centre de la toile de la roue. L'observation des surfaces de contact de la fissure a révélé la présence de marques en chevron et de fissures secondaires dont les parois étaient polies.
- L'analyse métallurgique d'échantillons de la jante a révélé un niveau élevé de porosité due à la présence de vides laissés par les bulles d'hydrogène dissous emprisonnées lors de la fabrication de la roue. Certaines fissures se sont propagées à partir de ces vides. La dureté et la composition chimiques des roues étaient conformes aux spécifications de l'AAR.
Analyse
On n'a relevé aucune anomalie évidente relative à la conduite du train, aux rails ou au matériel roulant avant le déraillement. L'analyse portera donc sur la roue rompue et sur les questions liées à la fabrication, à l'entretien et à l'inspection des roues.
Les marques relevées sur la plate-forme de la voie, les dommages subis par la roue L-3 et la position où le wagon DTTX 25029 a fini sa course donnent à penser que la roue brisée a déraillé sur l'aiguillage de la liaison entre la voie de contournement et la voie principale. Après avoir déraillé, la roue a raclé les traverses et le ballast, entraînant la destruction des voies et le déraillement des 29 plates-formes qui suivaient.
Selon les résultats de l'analyse du Laboratoire technique du BST, la plus grande partie de la fracture de la partie extérieure de la jante de la roue a été occasionnée par des contraintes instantanées excessives. Cependant, la direction des marques en chevron, observées sur les surfaces de rupture, indique que la fissure a pris son origine dans la jante et a progressé dans la toile de roue. Les parois des fissures secondaires étaient polies, ce qui indique qu'elles progressaient depuis un certain temps.
Le niveau élevé de porosité observée démontre que la roue n'a pas été refroidie adéquatement, ce qui a entraîné l'emprisonnement de bulles d'hydrogène et la création de vides. Sous l'effet des contraintes de service, des fissures sous-surfaciques se sont propagées à partir de ces vides puis se sont combinées pour former une fissure plus grande sous la table de roulement. Même si une portion de la jante n'a pas été récupérée, la présence de la porosité et des fissures ainsi que leur emplacement indiquent que la roue s'est fracturée lorsque les fissures sous-surfaciques de fatigue ont rejoint les fissures causées par l'écaillage de la table de roulement.
Les fissures sous-surfaciques observées sur la roue rompue ne pouvaient pas être détectées par les détecteurs de boîtes chaudes car elles se forment et se propagent sans dégagement notable de chaleur. Cependant, la roue rompue avait dépassé les limites admissibles de l'AAR concernant l'écaillage de la table de roulement; or, ni l'inspection de sécurité effectuée à Brampton ni le DDR situé près de Bagot ne l'ont identifiée comme étant défectueuse. Comme il n'y a rien qui montre que ces diverses inspections n'ont pas été effectuées selon les normes en vigueur, il y a lieu de déduire qu'il existe encore des cas où les barrières de sécurité existantes peuvent s'avérer insuffisantes, soit à cause de la performance même de ces barrières ou encore parce que certains défauts peuvent se développer assez rapidement.
Comme le déraillement est survenu à moins de deux milles du point de relève de l'équipe de train au triage de Joffre, il est raisonnable de supposer que la roue était déjà rompue au moment de la relève de l'équipe et que son état aurait peut-être été remarqué si une inspection au ralenti avait été effectuée. Il est vrai qu'à la suite des améliorations apportées au matériel roulant et de l'utilisation accrue des SDV, certaines inspections visuelles sont devenues redondantes pour la grande majorité de défauts d'équipement, ce qui d'ailleurs peut expliquer la raison pour laquelle le CN a demandé et obtenu une exemption de l'inspection au ralenti aux points de relève des équipes des trains. L'exemption a été accordée en se fondant sur une évaluation détaillée des risques, et des mesures d'atténuation ont été mises en place. Cependant, certains risques résiduels persistent puisqu'il reste des cas, comme lors de cet accident ou lors des neuf événements observés entre janvier 2000 et décembre 2004, où les inspections au ralenti peuvent encore jouer un rôle.
Faits établis
Faits établis quant aux causes et aux facteurs contributifs
- Le train a déraillé à la suite d'une rupture de la roue du wagon DTTX 25029.
- La roue s'est rompue lorsque des fissures sous-surfaciques se sont propagées à partir de la porosité et ont rejoint les fissures causées par l'écaillage de la table de roulement.
Faits établis quant aux risques
- Des roues ayant des défauts internes ou ayant dépassé les limites admissibles de l'Association of American Railroads concernant l'écaillage de la table de roulement peuvent néanmoins échapper aux inspections de sécurité et aux systèmes de détection en voie et rester en service.
- Si une inspection au ralenti avait été effectuée lors de la relève des équipes, l'état de la roue aurait peut-être été remarqué.
Mesures de sécurité
L'Association of American Railroads (AAR) a émis une instruction visant à retirer du service toutes les roues Southern fabriquées en 1995 lorsque les wagons se trouvent dans des ateliers ou des voies de réparation.
Le Canadien National et le Chemin de fer Canadien Pacifique ont mis sur pied des programmes qui vont au-delà des exigences de l'AAR. Ils retirent du service toutes les roues Southern de leur matériel roulant et ont avisé leurs fournisseurs de ne pas installer des roues Southern sur tous les wagons qu'ils possèdent ou louent.
Transports Canada surveille continuellement les ruptures de roues. Il examine et analyse toutes les ruptures signalées avec les compagnies ferroviaires afin de relever rapidement les nouvelles tendances et de mettre en oeuvre des mesures réglementaires le cas échéant.
Le présent rapport met un terme à l'enquête du Bureau de la sécurité des transports du Canada (BST) sur cet événement. Le Bureau a autorisé la publication du rapport le .